
, APPRÉCIANT SON SENS ANTICIPATEUR ET SES CRITIQUES DU MENSONGE Par ANTONIO CHAZARRA La liberté d’opinion est une farce si l’information objective n’est pas garantie et si les faits ne sont pas acceptés tels qu’ils sont. Hannah Arendt
Il faut sans cesse revenir à la pensée de Hannah Arendt. Elle est éclairante et sans concession. Elle expose clairement que les nationalismes exclusifs ont engendré les systèmes totalitaires. Manier ses textes est, de nos jours, peut-être la meilleure façon de pénétrer dans la réalité sombre qui nous entoure. La pensée des Lumières s’est diluée, tandis que les sentiments, les opinions et les émotions prenaient de la force. Commençons par nous interroger sur les causes qui ont favorisé – et favorisent – la montée des totalitarismes. Convenons que deux des plus puissantes sont le contrôle de la réalité, à des fins inavouables, et la manipulation de la vérité. Le poison a été inoculé lentement. En ce qui concerne la pensée philosophique, la «postmodernité» a été décisive dans cette dérive. Des concepts comme la géométrie variable se sont dotés de connotations de plus en plus dangereuses, fluides et vides. Même les hypothèses pessimistes doivent reposer davantage sur la raison que sur les croyances, si nous ne voulons pas être enveloppés dans une confusion généralisée. Hannah Arendt, si l’on sait l’apprécier, est un miroir qui permet de regarder en face la réalité, en scrutant les manipulations. Cela n’est pas peu. Nous vivons une époque simpliste et grossière, où souvent, la réalité est présentée sous forme d’entonnoir, large d’un côté, étroit de l’autre, à la convenance de ceux qui prétendent nous dominer et nous faire regarder à travers leurs œillères. Le mensonge est toxique, il blesse et ne laisse pas respirer. Les campagnes de désinformation massive sont devenues un mécanisme de contrôle quotidien. Les mensonges finissent par annuler la réalité. Ils ont un effet de contrôle sur ceux qui, pouvant être citoyens, acceptent docilement de se transformer en de simples récepteurs de la propagande et des «idées dominantes» émanant des cercles de pouvoir, qui pour l’exercer impunément, affaiblissent d’abord de l’intérieur les systèmes démocratiques, puis les «font exploser», libérant le chemin au profit de totalitarismes de plus ou moins grande intensité. On revient à Hannah Arendt. Plus encore, c’est une nécessité récurrente, pour affronter avec rigueur tant de saleté. Sa pensée philosophique, bien qu’elle récusait le terme, contient des éléments de grande valeur, historique et sociologique. Peut-être son plus grand intérêt réside-t-il dans son activité en tant que théoricienne politique. On n’a pas suffisamment insisté sur ses textes consacrés à la vérité et aux dangers que le mensonge recèle. C’est pourquoi ses œuvres, parfois qualifiées de journalistiques et essayistiques, prennent un relief particulier, sans détour, courageusement. Là réside sa «charge critique». «Les origines du totalitarisme» constitue un énorme effort intellectuel pour comprendre et transmettre les mécanismes qui permettent sa croissance et son expansion. Les armes qu’ils ont utilisées – et continuent d’utiliser – sont la peur, la propagande, la haine et la violence organisée. Parfois, ils mettent à jour les termes mais la «charge misérable» des concepts reste la même. Il n’est pas nécessaire de rappeler que les droits et libertés conquis peuvent être perdus. Nous vivons des temps où nous le vérifions jour après jour. Ce qui vaut vraiment la peine, c’est de maintenir un dialogue profond avec Hannah Arendt et son héritage. Cependant, la manifestation de la plus grande portée est de faire accepter le mensonge comme vérité. Les fake-news, comme on peut le voir, ont derrière elles une longue trajectoire. Sans aucun doute, son œuvre «Les origines du totalitarisme» (il existe une traduction en espagnol, très maniable publiée en 2006 chez Alianza Editorial) montre comment le mensonge, présenté comme vérité, peut faire que des centaines de milliers de crédules soient à la merci des projets les plus vils et aliénants et même qu’ils les votent et les défendent. Une des préoccupations les plus profondes de Hannah Arendt est la confusion entre faits et opinions, ce qui conduit à pénétrer dans la vérité et le mensonge en politique. Comme le lecteur le constatera, une pensée de la plus brûlante actualité. Je veux reproduire quelques mots d’elle qui, en ces temps qui courent, ne doivent pas passer inaperçus et qui contiennent un message anticipateur. Elle est capable de diagnostiquer que l’information objective est celle qui garantit que nos interventions soient basées sur des réalités et non sur des inquiétudes subjectives ou des réalités parallèles. Pour Hannah Arendt, accepter et s’engager dans une pensée inclusive, c’est autant donner de l’espace à l’hétérogénéité, être sensible à la différence et valoriser les multiples nuances que la réalité offre. Pour elle, le journalisme et la tâche divulgative consistent non seulement à narrer mais aussi à scruter des faits réels, montrant ce que le pouvoir tente de cacher, déguisant ses intérêts de manière sournoise. Elle soutenait que la tâche du journaliste est de connaître et d’interpréter les faits, de les ordonner dans un récit articulé et d’insister sur le fait que les faits sont une chose et les opinions en sont une autre. C’est peut-être pour cela que celui qui exerce le journalisme politique doit être intègre et avant tout véridique. L’engagement qu’ils doivent acquérir est de réfléchir sur le passé et d’anticiper l’avenir. Ces approches doivent constituer un avertissement pour les navigateurs, tout en étant une boussole pour nous orienter. Lire aujourd’hui Hannah Arendt est un exercice de liberté et de responsabilité. Elle s’est écartée – et a invité à s’écarter – de ceux qui prétendent transformer la réalité en un piège sans issue. Il y a ceux qui sont sensibles aux flatteries et aux avantages des totalitaires et ceux qui, par commodité, détournent le regard face à la cruauté, la barbarie, la douleur et l’injustice. Peu sont ceux qui font face fermement, sans concessions à la réalité des faits, dignement, osant tenir le coup. L’exercice du journalisme, à maintes reprises, s’est transformé en une caricature. Nous devons le dignifier pour qu’il ne continue pas à reculer et à s’approcher de l’abîme. La métaphysique, comme Kant l’a osé formuler, est également «une disposition naturelle de la raison». Il y a des occasions où même le scepticisme n’est pas suffisant pour que le pragmatisme intéressé, le dogmatisme et l’antihumanisme continuent de s’emparer des médias et des réseaux sociaux. Ils ont réussi à faire en sorte que nous donnions de moins en moins d’importance à des actes vandales et criminels qui constituent un clair exemple d'»horreur architecturale». L’être et la pensée sont unis par une ligne de plus en plus ténue. Nous sommes encore à temps d’éviter qu’elle ne se brise dans cette réalité «de grossières simplifications». Parmi les postulats de Hannah Arendt, l’un des plus forts est «que l’on ne naît pas libre, on le devient», accompagnant cet avertissement de la dérive qui conduit une citoyenneté qui a renoncé à penser par elle-même. Pour une penseuse comme elle, le contact avec d’autres philosophes la renforce. C’est le cas, pour ne citer que ceux-là, de Jean-Paul Sartre ou Walter Benjamin. Lire et méditer sur Hannah Arendt signifie aller au-delà des origines
du totalitarisme, en tirant les conséquences opportunes de «Vérité et mensonge en politique» ou «Entre le passé et l’avenir. Huit exercices sur la réflexion politique». Elle n’hésite pas à scruter les déformations de la réalité, en utilisant des allégories comme celle de Platon dans le Mythe de la Caverne.
Depuis un certain temps, on parle du concept de «banalité du mal», d’une manière un peu trop typique et même simpliste. Utiliser aujourd’hui avec force le terme, signifie réfléchir sur les manipulations qui peuvent conduire des hommes, apparemment normaux, à commettre des atrocités et des actions criminelles ignominieuses. Il ne fait aucun doute que la pensée critique de Hannah Arendt reste très actuelle, en ces temps troublés. Peut-être, la leçon de la plus grande actualité de sa pensée politique est que les totalitarismes cherchent, essentiellement, un système où les hommes sont superflus et isolés et incomunicados, tout en croyant dominer les réseaux sociaux.
Cela obéit à un engrenage aliénant, parfaitement orchestré. N’oublions pas son idée que l’absence de relations sociales, le fanatisme et le culte du leader, révèlent une insécurité et un désir d’échapper à un sentiment de solitude. Hannah Arendt insiste encore et toujours sur la vérification des faits. Cela est plus nécessaire aujourd’hui que jamais, lorsque prolifèrent la post-vérité et le désir intéressé d’effacer les frontières entre réalité et fiction. Il est hautement recommandable de rappeler que pour elle, il n’y a pas de pensées dangereuses. Penser en soi est dangereux. Les médias et les réseaux sociaux nous donnent quotidiennement suffisamment de raisons, à quel point elle a vu juste dans son diagnostic.
Sa pensée audacieuse et engagée s’est manifestée, également, dans ses articles hebdomadaires dans The New Yorker où, entre autres arguments, elle insistait sur le droit d’avoir des droits. La penseuse allemande met en évidence le danger de mépriser les faits… pour les remplacer par des réalités parallèles. Là où règne l’apathie morale, les ruses totalitaires prennent racine. Hannah Arendt sait élégamment surmonter les tentatives de solipsisme qui se cachent dans les replis de la conduite individuelle. Peut-être, plus tôt que tard, il faudra choisir entre faire face aux populismes totalitaires ou être écrasés par eux.
Nous devons intérioriser que la devise, qu’ils ne rendent pas publique mais qu’ils pratiquent, est de contrôler la réalité, en manipulant la vérité des faits. Il n’est pas inutile de rappeler que la délégitimation de la science en ce qui concerne le changement climatique ou les vaccins, sont des éléments qui, comme les termites, «rongent» la crédibilité des sociétés démocratiques. Bien que ce ne soit qu’en passant, je voudrais commenter qu’on a traité Martin Heidegger très généreusement. Il est opportun d’exposer clairement les faits. Il fut le professeur de Hannah Arendt qu’il a manipulée. Il a partagé les idées nazies, s’est mis au service du nazisme, contribuant à expulser et à réprimer les opposants. Indépendamment de sa pensée, il convient de souligner l’amoralité et l’opportunisme du personnage pathétique.
Il n’a pas été suffisamment souligné que Hannah Arendt a aidé à s’échapper des centaines de juifs qui tentaient de fuir l’Allemagne pour éviter d’être exterminés. Je voudrais commenter, même brièvement, que dans les dernières années de son existence, elle a publié une série d’essais sur des penseurs contemporains qu’elle a intitulée «Hommes en temps de ténèbres», où elle analyse l’importance de Karl Jaspers qui fut son professeur, Doris Lessing, Rosa Luxemburg, Walter Benjamin, Hermann Broch, Isak Dinesen et d’autres. Il va sans dire que les réflexions sur ces penseurs sont d’un haut intérêt intellectuel, politique et humain. Je continue d’être fasciné par son assertion que la vérité est l’opposé de la simple opinion.
Renverser cette approche honnête est l’un des mécanismes que les démagogues utilisent pour gagner des adeptes. Mépriser les faits et mettre tout le focus et l’attention sur la propagande intéressée et déformée est leur «modus operandi» le plus employé. J’espère, j’ai confiance et je souhaite que ces réflexions sur Hannah Arendt et son héritage intéressent les lecteurs et ne soient pas banales. Avec toutes les conséquences, la sienne est une pensée de la finitude et pour la finitude. Le premier pas, pour sortir de tant de marasme et de tant de confusion, est de savoir ce qui nous arrive et pourquoi cela nous arrive. Avec la penseuse allemande, se réalise le précepte de Sophocle selon lequel une langue libre est propre aux hommes libres. Évidemment, il reste bien des aspects saillants à analyser dans la pensée de Hannah Arendt, cependant, il m’a semblé opportun d’insister «ici et maintenant» sur certains de ses postulats d’une brûlante actualité. Elle s’est manifestée avec ténacité contre le nihilisme en raison de son effet paralysant et des vannes qu’il ouvre au totalitarisme. Son message est clair et percutant : «Il ne faut pas tourner le dos à la politique».