
Traduction Daniel Gautier
– VII –
- Bon, Gabrielillo, me dit don Celestino pendant qu’on entrait à la maison, c’est vrai qu’il y a trop de gens dans la ville. On voit par là beaucoup de têtes étrangères et le nombre de soldats est plus important aussi. Tu vois ce groupe là au coin ? On dirait des voituriers de la Mancha… et parmi eux, il y a quelques uniformes de cavalerie. Là, il y en a d’autres qui semblent quelque peu éméchés… Tu entends leurs cris ? Entrons, mon garçon, avant qu’ils ne nous disent des gros mots. J’ai horreur des gens vulgaires.
En effet, dans les rues du Site Royal et sur la place San Antonio, discutaient, plus ou moins bruyamment, des groupes dont les apparences n’avaient rien de rassurant. Le voisinage regardait par la fenêtre afin d’observer les passants et, de l’opinion générale, on n’avait jamais vu à Aranjuez tant de gens. Nous entrâmes à la maison, montâmes dans la salle de don Celestino et alors que ce dernier secouait la poussière de son manteau et lissait avec sa manche les parties rebelles de son chapeau de velours, la porte s’entrouvrit et une tête sèche, ridée et brune avec des yeux guillerets et voyous, la tête de ces vieilles gens qui paraissent jeunes ou au contraire, tête à laquelle toute la bouche donnait une caractéristique particulière pour contenir deux files de dents démesurées, apparut dans l’ouverture. C’était Gorito Santurrias, sacristain de la paroisse.
- On peut entrer, monsieur le curé ? demanda, tout souriant, ce mélange jovial de bouffon et de démon, son trait dominant.
- Monsieur Santurrias arrive bien, dit le prêtre en fronçant les sourcils, parce que je vous préviens… Sachez que je suis très fâché, oui monsieur, et, les canons sacrés m’autorisent à vous imposer un châtiment… On verra ça… mais je vous dis et je vous répète que les gens qui sont par là ne sont pas là du tout pour ce que vous me disiez ce matin. Il ne manquerait plus que ça.
- Monsieur le curé, répondit sans beaucoup de respect Santurrias, ce soir, je vais me dégourdir les mains avec la corde de la grande cloche. Il faut sonner, sonner pour rassembler les gens.
- Ah ! Santurrias, si on sonne les cloches sans ma permission… ! Mais, que veulent ces gens-là ? Qu’est-ce qu’ils prétendent ?
- C’est ce qu’on va voir.
- Allez en compagnie de Barrabas, diable à sept queues. Mais que viennent faire ces gens, à Aranjuez ? demanda don Celestino en s’adressant à moi. Gabriel, on a oublié de prévenir monsieur le Prince de la Paix de ce qui se passe et lui conseiller de ne pas être pris de court. Comme son Altesse nous aurait été reconnaissante d’une telle sollicitude !
- Ils vont lui régler son compte, murmura de façon moqueuse Santurrias. Ce que veulent ces gens c’est empêcher qu’on emmène nos Souverains adorés vers les Indes.
- Ah ! Ah ! s’écria le prêtre en jaunissant. Ah ! C’est toujours la même chanson. Comme si on n’avait pas autorité pour démentir de telles rumeurs ; comme si on n’était pas ami des personnes qui informent de ce qui se passe ; comme si on n’était pas au courant de tout.
En disant cela, don Celestino ne me quittait pas des yeux, cherchant sans doute un discret appui à ses affirmations. Pendant ce temps Santurrias, un des sacristains les plus filous et dévergondés que j’ai jamais vus, ne cessait de se moquer de son supérieur hiérarchique, soit en le contredisant sur tous les points, soit en chantant sur une musique diabolique, un refrain irrévérencieux, composé de morceaux de saynètes mêlés à des vers latins de l’Office du jour.
- Ah ! monsieur le curé, dit-il. On va voir courir notre bon père sur le chemin de Madrid, la soutane relevée. Ah ! Ah !
Prête-moi ton mouchoir
s’il est bien propre
pour y glisser les croûtons
que tu m’as demandés.
Asperges me, Domine, hissopo, et mundabor.
- Ma dignité, répliqua le prêtre, de plus en plus énervé, ne me permet pas de m’abaisser à me disputer avec monsieur de Santurrias. Si je ne vous traitais pas d’égal à égal, comme d’habitude, la discipline ecclésiastique ne se serait pas relâchée ; mais dans ce cas, je dois être énergique, oui, monsieur, énergique, et si Santurrias se réjouit de ce que cette plèbe indigne vocifère contre le Prince de la Paix, sachez que c’est moi qui commande dans mon église, et… je n’en dis pas plus. J’ai l’impression d’être mou de caractère ; mais Celestino Santos del Malvar sait se fâcher, et quand il se fâche…
- Quand viendra l’heure de la bagarre, monsieur le curé, notre bon père nous sortira bien quelques petites bouteilles conservées dans votre armoire pour nous rafraîchir, dit Santurrias, mort de rire une fois de plus.
- Ivrogne ! La voilà la sainte Eglise entre des mains comme les tiennes, répliqua le prêtre. Gabriel, tu ne vas pas me croire, mais cela fait deux jours, j’ai dû prendre le balai et me mettre à balayer la chapelle du Saint Tabernacle, il y avait un demi-mètre de cochonnerie dedans. Depuis que je suis arrivé ici, on m’a dit que cet homme est habitué à visiter la taverne du père Malayerba ; je me suis proposé de le reprendre par de pieuses exhortations mais, le diable l’emporte ! il y a des jours, mon garçon, même le vin du saint sacrifice disparaît des burettes. Et ça se permet d’avoir une opinion et de me contredire, assurant que le très digne, l’éminentissime, entendez bien, l’excellentissime Prince de la Paix va tomber ou pas…
- Bon, c’est tout. Si on ne le traîne pas dans les rues d’Aranjuez, comme le géant du jour des Rameaux !…
- Quelles abominations sortent de cette bouche, Dieu d’Israël !
Santurrias creusait sa voix pour chanter dans les graves un morceau de la messe ou de l’office des défunts ou bien passait à l’aigu pour entonner de manière grotesque une séguedille. Ensuite, il imitait le son des cloches, il alla même, avec un culot monstre, jusqu’à imiter la voix nasillarde de mon ami, qui, tout troublé, changeait de couleur à chaque instant, sans pouvoir surmonter les bourdonnements de son misérable subalterne.
- Mais en résumé, dit-il enfin, qu’est-ce que mon cher sacristain attend ? Compte-t-il recevoir les ordres mineurs pour qu’on le fasse cardinal sous-diacre ?
- On verra ça, monsieur don Celestino, répondit le bouffon. Ce soir ou demain, on verra ce que peut faire Santurrias. Mon petit curé n’a rien à craindre, on le mettra à l’abri.
Tuba mirum spargens sonum
per sepulchra regionum
coget omnes ante thronum.
En voilà d’une volée, voleur,
Attention, alerte, messieurs
même si vous avez des têtes d’argent
beaucoup ont des mains de cuivre.
- C’est cela, mélange les divins cantiques aux chants du monde. ça me plaît. Mais je suis à bout, monsieur l’éteignoir. Oh, Gabriel ! j’en perds le souffle. Je sais bien qu’il n’y a rien, qu’il ne se passe rien ; je sais bien qu’il ne faut pas tenir compte de ce pantin. Dieu sait combien de petits verres de Yepes doit avoir le saint estomac ; mais il convient de vérifier… Regarde, mon garçon, sors, vas-y, renseigne-toi et rapporte-moi des nouvelles de ce qui se dit en ville. Il se peut que ces filous aient de mauvaises intentions… Si c’était vrai, fais ce que je te dis ; moi, je reste à t’attendre ; et dès que j’aurai fait un petit somme, j’irai prévenir le Prince pour qu’il soit sur ses gardes… Il n’en sera pas peu reconnaissant, le brave monsieur.
Non seulement pour lui obéir mais aussi pour satisfaire ma curiosité, je sortis et parcourus les rues de la ville. La foule s’accumulait partout et surtout sur la place de San Antonio. Ce n’était pas la peine de déranger les gens par des questions pour savoir que ce peuple généreux, fâché d’apprendre la nouvelle, vraie ou fausse, que les Souverains étaient en partance pour l’Andalousie, se disposait à empêcher ce voyage qui résultait de la combinaison infernale forgée par Godoy en accord avec Bonaparte.
Dans tous les groupes, on parlait du généralissime, comme il fallait s’y attendre et, à dire vrai, je dis que je n’aurais pas voulu me trouver dans la peau de ce monsieur que peu auparavant j’avais vu si splendide et si majestueux ; mais on sait que la fortune est habituellement la plus traîtresse des déesses avec ceux-là mêmes qu’elle favorise le plus, et il ne faut pas trop se fier à cette vile courtisane. Je disais donc, que les vassaux du brave Carlos IV n’appréciaient pas le voyage et, même si jusque-là on ne leur avait pas parlé du droit à peser sur les destins de notre bonne mère l’Espagne, le fait est que, guidés sans doute par leur instinct et leur bon génie, ces bienheureux se disposaient à prouver que ce n’était pas pour rien que douze millions d’êtres humains respiraient l’air de la Péninsule.
Je me promenai dans les rues pendant plus de deux heures. Comme à chaque instant des gens de la Cour arrivaient, j’essayai de rencontrer quelques personnes connues ; mais je ne trouvai aucun ami. J’allais rentrer à la maison du prêtre, à la nuit tombante, quand, d’un groupe, s’échappa un jeune un peu plus âgé que moi, il s’approcha et avec un fort empressement me salua m’appelant par mon nom et me demandant des nouvelles de ma santé, chose importante. Je ne le reconnus pas tout de suite ; mais après avoir échangé quelques mots, je me rendis compte que c’était un des marmitons des cuisines royales avec qui j’avais lié amitié cinq mois auparavant au palais de l’Escorial.
- Tu ne te souviens pas de celui qui te donnait à manger tous les soirs, dit-il. Tu ne te souviens pas de celui qui répondait à tes mille et une questions ?
- Ah ! Mais si, répondis-je, je reconnais bien monsieur Lopito ; tu as grossi apparemment.
- La bonne chair, mon ami, dit-il avec pétulance, rejetant avec grâce la cape qui l’enveloppait. Je ne suis plus dans les cuisines ; je suis passé à la chasse à courre de monsieur l’Infant don Antonio Pascual, où il n’y a pas grand-chose à faire et où on s’amuse beaucoup. Bien sûr, on nous a demandé d’enlever nos livrées et de nous promener au milieu des gens du peuple ; enfin, ça ne se dit pas.
- Moi, pour rien au monde je ne servirais au Palais. J’ai été page pendant trois jours au service de madame la comtesse Amaranthe et j’en ai eu assez.
- Arrête : nulle part ailleurs, on ne vit mieux qu’au Palais, parce que tu y as un bon lit, une bonne nourriture, de bons vêtements, quand arrive une occasion comme celle-ci, un petit doublon en poche et hop… Mais, ce ne sont pas des choses à dire ici, au milieu des gens, là-bas, il y a la taverne du père Malayerba qui nous appelle pour qu’on se raconte nos vies en prenant un petit rafraîchissement.
Lopito était un gamin comme ceux qui veulent prématurément passer pour des hommes, car il existait aussi alors cette caste de gens qui, pour en arriver là, ne savait que boire au goulot, frapper la table à coups de poing, dépasser les bornes avec tout le monde, regarder avec un air de tueur et raconter sur eux des aventures invraisemblables. Mais avec toutes ces qualités et bien d’autres, il restait sympathique, probablement parce qu’il joignait à sa désinvolture vaniteuse, la générosité et l’ardeur qui allaient de paire avec le jeune âge. Il m’invita à dîner à la taverne, nous parlâmes ensuite jusqu’à neuf heures et nous nous séparâmes bons amis, comme si nous avions appris à lire dans le même syllabaire.
Le lendemain, comme il ne m’était pas possible de retourner à Madrid à cause des voituriers qui demandaient des prix exorbitants pour le voyage, nous nous revîmes Lopito et moi. Lopito était aussi désœuvré que moi et entre la taverne de Malayerba et les jardins du Prince, nous passâmes une bonne partie de la journée à discuter sur tout ce qui se présentait et, tout particulièrement, des événements publics, dans lesquels il se donnait beaucoup d’importance. Au début, il semblait assez réservé sur cette question-là ; mais à la fin, ne pouvant retenir plus longtemps ce poids suffocant qu’il avait sur le cœur, il livra devant moi son secret en toute franchise.
- Si tu veux, me dit-il, tu peux gagner quelques sous. Je vais te conduire chez monsieur Pedro Collado, domestique de son Altesse le Prince Fernando, et tu verras, on va te donner une solde. Tu vois tous ces ploucs de la Mancha là ? Eh bien tous touchent huit, dix ou douze réaux, tout voyage payé et vin à discrétion.
- Et tout ça pourquoi, Lopito ? J’ai cru voir que ces gens-là criaient et braillaient par goût. De sorte que tous ces «Vive le Roi» et «Mort au bandit», c’est juste pour toucher quelques sous ?
- Non, je vais te dire. Tous les Espagnols détestent cet homme ; mais pour qu’ils abandonnent leurs maisons, leurs terres et leurs bêtes afin de venir crier ici, il faut que quelqu’un leur donne le prix qu’ils perdent en un jour comme aujourd’hui. Nous tous, qui sommes au service de l’Infant don Antonio Pascual et les domestiques du Prince des Asturies, nous sommes allés chercher ces gens. De Madrid, nous avons amené la moitié du quartier de Maravillas, et dans les villes d’Ocaña, de Titulcia, de Villatobas, Corral de Almaguer, Villamejor et Romeral, je crois qu’il n’est plus resté là-bas que les femmes et les anciens, car monsieur Collado a même amené des enfants par grappes.
- Mais, idiot, dis-je, croyant présenter un argument décisif, qu’est-ce que ça peut faire que tous ces gens crient aux portes du palais demandant ce qu’on ne va pas leur donner ? Sa Majesté n’a donc pas ses troupes royales pour se faire respecter ? Parce que nous sommes ce que nous sommes, mais, si avec une poignée de gens criards, amenés des villages et des quartiers des Vistillas de Madrid, on peut obliger le Roi à faire une chose, je ne sais pas pourquoi ce monsieur se fatigue à porter une couronne sur ses cheveux blancs.
- Très juste, Gabrielillo ; et si le maudit généralissime était sûr que la troupe le soutiendrait, il pourrait renvoyer chez eux tous ces messieurs venus lui faire une sérénade ; mais de la messe, tu n’en connais que la moitié. On a distribué aussi l’argent à la troupe, ajouta-t-il en baissant le ton ; et comme le Prince des Asturies a je ne sais combien de coffres pleins d’or que son père lui a donnés pour s’amuser… ; tu vois… Son Altesse fera ce qu’il voudra, parce que tous ces messieurs, les Grands d’Espagne, beaucoup d’évêques, beaucoup de généraux et même les ministres qu’a le roi, sont prêts à l’aider.
- C’est vrai que c’est une vraie escroquerie, m’écriai-je avec colère. Ils sont ministres du Roi et compagnons de l’autre, à qui probablement ils doivent les souliers qu’ils chaussent et en même temps ils font les yeux doux au gamin Fernando parce qu’ils voient que le peuple l’adore et ils disent : «Un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre, il va finir par s’asseoir sur le Trône.»
Tout en dialoguant ainsi, nous arrivâmes à la taverne, nous nous assîmes et Lopito demanda pour lui l’eau-de-vie de Chinchón et moi un petit vin d’Arganda. Nous n’étions pas seuls dans cette académie des bonnes mœurs, parce qu’à la table d’à-côté, alors que nous perfectionnions notre nature physique et morale, on voyait au moins deux douzaines de messieurs sous la physionomie desquels je reconnus quelques fameux Hercule et Thésée de Lavapiés, de ces gens dont le poète a dit dans un élan épique :
Grands, invincibles héros,
qui dans les habiles exercices
de saoûlerie et de vol,
dans les cris et les réunions louches
vous fatiguez les bourses,
les tavernes et les jeux,
venez écouter la façon
de venger notre mépris.
Enviable Pelachón
Marrajo craint et sauvage
Inimitable Zancudo,
et vous tous, modèles
de vertus, venez tous…
Parmi ces hommes je vis d’autres silhouettes étranges, mal habillées et couvertes de tant de haillons que cela faisait pitié.
- Ceux-ci, me dit Lopito, satisfaisant ma curiosité, c’est le meilleur de Zocodover de Tolède, où ils exercent leurs talents à l’allègement des poches et le soulagement des voyageurs.
Il entra aussi dans les tavernes beaucoup de soldats de la cavalerie et, en peu de temps, la conversation devenait si vive qu’on ne s’entendait plus, si on peut parler de s’entendre quand il s’agit de jurons ou de vociférations de la part de ces gens-là. Les uns soutenaient que la Famille Royale partirait ce jour même dans l’après-midi, d’autres disaient que le Roi n’avait jamais pensé à ce voyage. Très vite, les doutes disparurent car la rumeur courut que sa Majesté allait s’adresser à ses sujets par le biais d’une proclamation qui fut fixée aussitôt dans tous les lieux publics. Le bon Carlos IV, après avoir appelé vassaux les Espagnols, y disait que la nouvelle du voyage était une invention malicieuse, qu’il n’y avait rien à craindre des Français, nos chers amis et alliés, et que lui était heureux au sein de sa famille et de son peuple, qu’il considérait comme enveloppé de prospérité et de bonheur à l’abri des institutions paternelles.
La plupart des héros du Zocodover et des quartiers de Vistillas ne semblaient pas enclins à donner du crédit à la parole royale, au contraire, ils se moquaient de tous ceux qui venaient lire, ajoutant :
- Il ne nous trompera pas. Pas du tout… Soyez tranquille, monsieur don Carlos, nous allons nous charger de cela.
Une fois revenu à la maison, je trouvai don Celestino, fou de joie : il se promenait dans sa chambre, la soutane sans ceinture et même si le fripon de sacristain n’était pas là, pas même son ombre, mon ami proférait ces mots sur un ton exagéré :
- Tu vois, maudit Santurrias ? Tu vois, brigand, ivrogne, mauvais acolyte, tu ne sais que rassembler des gouttes d’huile et des restes de bougie pour les vendre par petits bouts. Vois-tu comme j’avais raison ? Vois-tu que les Souverains n’ont jamais pensé à ce voyage ? Mais oui, nos chers Souverains sont là sur le trône pour ton plus grand plaisir, perfide sacristain, dérobeur de lampes et crocheteur de quêtes. Cela ne te suffisait pas que je le dise, moi, l’ami de son Altesse sérénissime, moi qui ai étudié pour comprendre ce qu’il faut aux intérêts de la nation ? Maintenant, arrêtez de raconter des histoires, essayez de me menacer de sonner les cloches sans ma permission. Ah ! remerciez-moi, espèce de voyou, de ne pas mettre immédiatement mon manteau et mon chapeau pour aller en personne tout raconter à son Altesse et dire quel genre d’individus vous êtes, et en entendant cela, monsieur le doyen vous mettrait à la porte. Mais, non, monsieur Santurrias, je suis généreux et je n’irai pas ; je ne veux pas enlever le pain de la bouche d’un veuf avec ses quatre enfants. Mais, parlons-en de ces blagues, allez dire sur mon compatriote un peu partout qu’on va l’emmener et que «Vive Fernando, Kirie eleison ! Mort à Godoy, Christe eleison !» qui me réveille tous les jours.
Il en était là quand il se rendit compte que j’étais là et, se jetant à mon cou, me dit :
- Nous voilà sortis du doute. Tout n’était qu’invention de Santurrias. Que dit-on en ville ? Les gens doivent être contents, non ? Maintenant, quand monsieur le Prince de la Paix va sortir se promener, je suppose qu’on va l’ovationner… Ah ! quelle frayeur j’ai eue, mon garçon. Vraiment, j’ai cru qu’on allait avoir une mutinerie. Une mutinerie ! Tu sais ce que c’est, toi ? Je n’ai jamais vu ça de ma vie et Dieu veuille me recevoir dans son sein avant de voir cela. Une mutinerie ce n’est rien d’autre que sortir tous dans la rue pour crier «Vive ceci !» ou «A mort à cela !», casser quelques vitres et même s’offrir de frapper quelques malheureux. Quelle horreur ! Grâce à Dieu, nous n’aurons maintenant rien de cela, et sans doute, la prudence et le bon sens de cet homme… Tu sais que je suis allé au palais pour le prévenir de ce qui se passait mais il ne m’a pas reçu ?…
- Je le crois. Ces jours-ci, son Altesse ne doit pas être d’humeur à recevoir parce que, comme dit l’autre, le moment est bien mal choisi.
- Peut-être qu’il est au courant des manigances de Santurrias et de bien d’autres coquins qui se retrouvent à la taverne du père Malayerba, continua le prêtre. Mais où peut bien être ce maudit sacristain ? On ne le voit pas par là parce qu’il sait que je vais le faire rougir comme un piment de la Rioja.
Il n’avait pas fini de parler que la porte s’entrouvrit et l’on vit les dents, la bouche plissée et rieuse, la tête expressive et fripée du sacristain.
- Venez ici, s’écria don Celestino bruyamment ; venez donc, très sage monsieur Santurrias, soi-disant cardinal métropolitain ; venez ici nous éclairer de votre savoir, nous conseiller de votre sagesse. Pouvez-vous nous dire quand aura lieu ce voyage ? Parce que, moi, je sais que l’annonce de sa Majesté est un bobard. Et quel crédit mérite le roi d’Espagne, des Indes, de Jérusalem, de Rhodes… auprès de l’excellentissime monsieur don Gregorio de las Santurrias, ancien sacristain des bonnes sœurs de Bernardas, et actuellement sacristain dans ma paroisse ? Voyons voir, que votre seigneurie nous ôte d’un doute.
- Demain, demain, demain matin, monsieur le curé, répondit le sacristain. Dites-moi, notre bon père va-t-il sortir les petites bouteilles ?
Et, sans se sentir déconcerté devant l’ironie de son supérieur, au contraire, moquant les gestes empreints de gravité qui l’interpellaient, il commença à entonner les drôles de chants de son répertoire, faisant mille grimaces grossières et agitant les bras, soit pour faire le geste de sonner les cloches, soit pour faire croire qu’il jouait sur le clavier d’un orgue, soit enfin, prenant la posture d’un joueur de guitare, pour chanter sans cesse ce qui suit :
Domine, ne in furore tuo arguas me…
La Cour, c’est la carte
des deux Castilles
et la fine fleur
est une merveille.
Allez, jeune homme
Il n’y a rien de plus beau
au monde que ta chevelure.
De profundis clamavi ad te, Domine Domine exaudi vocem meam…
Ding, ding, dong…
– VIII –
Le lendemain, je ne trouvai personne non plus pour m’emmener à Madrid ; mais désirant vivement savoir ce que devenait Inès et curieux d’entendre de sa propre bouche si était vraie ou fausse la félicité offerte par les Requejo, je décidai de partir à pied, ce qui, sans être très confortable, était meilleur marché ; don Celestino et moi parlions de cela quand Lopito entra. Il me cherchait.
- Cette nuit, me dit-il en descendant l’escalier, il va y avoir du grabuge. N’en parle absolument à personne, Gabrielillo. Enfin, tu verras. Ce document que le Roi a écrit hier est une farce. Je le disais bien, don Carlitos, avec sa tête de sainte Nitouche, nous trompe.
- De sorte qu’il y a vraiment un voyage ?
- Aussi sûr qu’il fait jour. Mais comme nous ne voulons pas qu’ils s’en aillent, parce que ça c’est du tripatouillage entre Godoy et Napoléon afin de se partager ensuite l’Espagne à eux deux ; comme nous ne voulons pas qu’ils s’en aillent, le voyage se présente en cachette pour cette nuit. Si c’était vrai qu’il ne pensait pas partir, pourquoi ne fait-il pas retirer la troupe ? Pourquoi des troupes sont-elles arrivées et encore des troupes ? Tu vois, actuellement, il y a un bataillon dans la rue de la Reina.
J’avoue que je m’en fichais complètement qu’un bataillon sorte ou qu’il en entre cent, de même que je ne faisais pas cas de savoir si monsieur don Carlos partait pour l’Andalousie ou n’importe où ailleurs. J’en informai donc mon ami ; mais le cœur de Lopito était inondé d’enthousiasme généreux, pour le bien du royaume, et il me fit voir que mon indifférence était censurable voire criminelle. Nous passâmes de longues heures à parcourir la ville, tuant le temps en charmantes conversations. Il s’entêta à m’emmener à la taverne et nous allâmes à la taverne. L’assistance était la même, quoique le panorama des têtes eût quelque peu varié, on y voyait entre autres la tête de Santurrias, qui n’était pas la moins agitée. Il y avait aussi, émacié et songeur, les coudes posés sur la table, le poète de Calahorra, trois ans après avoir dirigé les foules de siffleurs à la première représentation du Oui des demoiselles ; un autre des dieux mineurs de l’Olympe de Luciano Francisco Comella, le fameux Cuarta y Media, ferronnier et poète était avec lui et tétait dans le même verre le nectar d’Esquivias. Pauvres enfants d’Apollon !
Le marmiton me dit que tous ces personnages étaient venus de Madrid, amenés par les auteurs de la conspiration et il ajouta :
- Ceci pour montrer que même les soi-disant scientifiques prennent leur part.
Je peux tout simplement dire que ces gens me répugnaient et toutes leurs intentions et tous leurs desseins me semblaient absurdes, sans pouvoir expliquer pourquoi.
«Imbéciles, me disais-je en moi-même. Vous croyez que vos réunions de voyous sont capables de mettre un roi sur son trône à votre convenance ?»
Mais c’est le soir de ce même jour que je pus mesurer toute l’insondable profondeur de l’abîme de l’ignorance et du fanatisme de cette poignée de révolutionnaires. Je ne trouvai, pour soulager mon ennui, que ma présence aux réunions de la taverne en compagnie de Lopito ; dès que la nuit fut tombée, j’essayai de rassurer don Celestino et j’y allai. Lopito, qui m’attendait avec impatience, me dit en me voyant à ses côtés :
- Je suis content que tu sois venu, ainsi, tu ne vas pas perdre le meilleur. Tous les gens sont là, ensuite… ensuite, nous verrons.
La taverne du père Malayerba était pleine à craquer et elle se permettait d’avoir une assistance considérable dans une cour intérieure destinée habituellement à la ferrade et à l’atelier des voituriers. Je ne peux pas vous décrire la variété de costumes que j’ai vus là, car je crois qu’il y avait tout ce qu’ont taillé l’histoire, la coutume et la faim avec ses triples ciseaux. On voyait beaucoup d’hommes enveloppés dans des couvertures, le chapeau de la Mancha et des sandales de cuir ; d’autres aussi nombreux dont la tête ronde et noire était ornée d’un chiffon enroulé, dernier grade du turban oriental ; beaucoup d’autres chaussés d’espadrilles silencieuses, ce pied félin qui va si bien au voleur ; beaucoup avec des gilets fermés par des monnaies en guise de boutons, se ceignaient d’une gaine violette, semblable au dernier lambeau du drapeau des communautés[1] ; et au beau milieu de ce méli-mélo de tissu gris, de chapeaux noirs et de couvertures jaunes, se détachait une multitude de capes rouges couvrant le corps de gens renommés de Las Vistillas, de l’Ave-María, du Carnero, de la Paloma, de l’Aguila, de l’Humilladero, de la Arganzuela, de Mira el Río, des Cojos, de l’Oso, du Tribulete, de Ministriles, des Tres Peces et autres célèbres faubourgs[2] (permettez-moi ce gros mot) où a toujours germé au baiser du soleil de Castille, la fine fleur de la polissonnerie.
Quant à la variété des voix, je ne peux rien dire, parce que tous parlaient en même temps. Mais à la fin de cette réunion, comme à la fin de toutes ces réunions semblables, résonna une voix qui dominait les autres. La multitude sait parfois se taire pour écouter, sans doute parce que ses propres cris la rendent malade. Quelques-uns des gens présents dirent :
- Laissez parler Pujitos.
Et immédiatement Pujitos, cédant aux prières de ses amis politiques (excusez cet anachronisme), sortit dans la cour car la taverne ne pouvait contenir toute l’assistance et monta à la tribune, c’est-à-dire sur un tonneau.
Pujitos était ce que dans les saynètes de don Ramón de la Cruz on appelle du nom de majo respectable, c’est-à-dire un majo qui l’était plus par passion que par classe ; personnage sublimé par le métier de cordonnier, celui de charpentier ou d’orfèvre qui n’avait pas besoin d’aller vendre du fer usagé sur le Rastro, ni transporter de l’eau des fontaines des banlieues, ni de couper la viande sur les places ou égorger des animaux dans l’abattoir, ni de vendre de l’eau-de-vie dans Las Américas, ni de concasser le cacao à Santa Cruz, ni de vendre des grillées à la foire de Saint-Antoine, ni de laver des tripes là-bas vers le Portillo de Gilimón, ni de frire des beignets au coin de l’hôpital des Franciscains et encore moins s’abaisser à vivre à l’aise aux dépens d’une vendeuse de boyaux ou de châtaignes, ou d’une de ces nombreuses Vénus, sorties des eaux savonneuses du Manzanares. Pujitos avait un pied dans la classe moyenne : c’était un artisan honorable, un habile maître en cordonnerie ; mais si bien préparé depuis sa tendre enfance agitée aux embrouillaminis et tapages caractéristiques des dévergondés que le costume ou les habitudes ne le distinguaient pas des fameux Tres Pelos, el Ronquito, Majoma et autres notabilités qui allaient fréquemment visiter les cours et sites royaux de Ceuta, Melilla, etc.
Pujitos était espagnol. Comme on le comprend facilement, il avait sa petite part d’imagination, car quelques grains de sel, largement semés par la main divine sur cette terre, devaient bien tomber sur son cerveau. Il ne savait pas lire mais il avait ce don particulier, très espagnol aussi, d’assimiler facilement tout ce qu’il entend, en exagérant ou transformant les idées de telle manière que le premier qui les avait mises au monde les aurait répudiées. Pujitos était en plus tapageur ; il était de ceux qui se distinguent à toutes les époques, croyant que les cris publics servent à quelque chose ; il aimait parler dès qu’il y avait plus de quatre personnes pour l’écouter, et il avait tous les instincts particuliers du personnage de club ; mais comme il n’y avait pas encore ces fameux clubs, ni les milices nationales, il fallut attendre quatorze ans pour que Pujitos entre avec un nom différent dans le plein usage de ses extraordinaires facultés. Soixante-dix ans plus tard, Pujitos aurait été un cordonnier inscrit à deux ou trois journaux, lieutenant d’un bataillon de volontaires, vice-président d’un cercle de propagandiste, électeur habile et actif, membre d’une commission pour vente d’armes, inventeur de quelques dessins de mode pour uniforme ; il aurait parlé sans doute de droit au travail et de collectivisme, et au lieu de commencer ses discours par «Meffieurs, puisque les braves Espagnols…», il les aurait commencé ainsi : «Citoyens, à la suite de la révolution…»
Mais on n’avait pas encore parlé des droits de l’homme et le peu qui se disait de la souveraineté nationale n’arriva pas aux oreilles bouchées de ce personnage ; il n’y avait pas encore d’associations d’ouvriers, ni de droit au travail, ni de bataillons de milices, ni de bonnets rouges ; il n’y avait pas de journaux, ni d’autres discours que ceux de l’Académie, raisons pour lesquelles Pujitos n’était que Pujitos.
Debout sur le tonneau, la cape de travers, le chapeau posé sur le sourcil droit, ce personnage, homme de petite taille, quoique d’une certaine grandeur d’âme, brun, petits yeux brillants à cause des vapeurs qui lui remontaient de l’estomac, parla ainsi :
- Meffieurs, puisque nous, les braves Espagnols, nous nous sommes donc réveillés et que nous voyons que ce ministre de tous les diables a vendu le royaume à Napoléon, nous avons résolu d’aller là-bas au palais de sa Majesté royale, pour lui dire que nous sommes fatigués d’être gouvernés comme nous le sommes et que nous voulons seulement qu’ils nous mettent le Prince des Asturies en place, pour que le peuple soit content et dise le Kyrie eleison en chantant : Vive notre Roi Fernand ! (Forts cris et trépignements) En plus, il faut agir ainsi parce que, pendant que l’autre garde l’argent de la nation, le peuple n’a pas à manger, et Madrid n’aime pas le Ministre, donc «A bas le Ministre !» Nous sommes là, tous les Espagnols, et s’ils veulent le voir, pressez-vous un peu, et vous verrez que nous avons des mains. (Marques d’assentiment) Je continue donc en disant que cet homme nous a volés, nous a perdus, et ce soir, il doit rendre des comptes et on doit dire au Roi de le faire enfermer et de mettre à sa place le Prince Fernando, à qui par celle-ci – il baisa la croix – je jure que nous le défendrons contre tous ceux qui viendraient même avec des armées et des armées. Meffieurs, on en a par-dessus la tête et maintenant finies les paroles, prenons les armes pour en finir avec Godoy et disons tous avec l’ange :
Le kyrie eleison en chantant
Vive notre Prince Fernand !
Un cri, un braillement se fit entendre dans la taverne, et l’orateur descendit de son tonneau, cassant un nouveau verre. Pendant qu’il s’épongeait le front couronné des lauriers oratoires, la fille de la taverne s’approcha pour lui offrir du vin. Est-ce Hébé, la brave serveuse des dieux, qui verse le nectar de Chypre dans le vase d’or du jeune aux cheveux blonds, après le retour de la course diurne ? Non, c’est Mariminguilla, la nymphe de Perales de Tajuña, qu’a ramenée des bords du fleuve fleuri monsieur Malayerba, lui confiant la charge de verser à boire. Elle joue son rôle au milieu des pincements et des propos galants.
Lopito, qui a avec elle une aventure en cours, l’appelle, la pince lui aussi, et lui dit mille enfantillages… mais après tout cela, la foule qui emplissait la taverne se leva, obéissant aux ordres d’un homme qui se présenta à l’improviste. Tous sortirent et moi, ne voulant pas manquer la fin du spectacle, bien amusant apparemment, je les suivis.
- Silence tout le monde, dit une voix, appartenant, d’après ce que j’ai compris, à une personne décidée à se faire obéir ; et la foule se mit en marche dans un certain ordre. La nuit était noire mais sereine.
- Où allons-nous, Lopito ? demandai-je à mon compagnon.
- Là où on nous emmène, me répondit-il à voix basse. Tu ne sais peut-être pas qui nous commande ?
- C’est qui ? Qui est ce balourd qui va devant avec son bonnet, son gourdin, sa veste de toile grise et ses guêtres ; il s’arrête de temps en temps, regarde à l’entrée des rues et se retourne pour demander de se taire ?
- Oui, eh bien, c’est monsieur le comte de Montijo. Figure-toi, mon vieux, on peut dire ce refrain de… «Quand les saints parlent, c’est que Dieu leur a donné la permission.»
– IX –
Le groupe parcourut quelques rues et s’unit à un autre groupe plus nombreux, que nous trouvâmes au bout d’un quart d’heure. Lopito me montra les murs que l’on voyait au fond d’une longue ruelle et me dit :
- Ce sont les hangars et le jardin du Prince de la Paix.
Nous passâmes le long et nous vîmes de loin les deux coupoles du palais. Près du marché, nous rejoignirent beaucoup d’autres personnes qui, d’après Lopito, étaient des cochers, des palefreniers, des marmitons, des garçons d’écuries et des laquais de l’Infant don Antonio et du Prince des Asturies.
- Mais, qu’est-ce qu’on va faire là ? demandai-je à mon ami. On va empêcher les Souverains de sortir de la ville ou on va prendre le frais tout simplement ?
- ça, on va le voir très vite, me répondit-il. Moi, pour tout dire, je ne sais pas ce qu’il faut faire parce que Salvador, le cocher, m’a simplement dit d’aller avec les autres et de crier comme les autres. Tu vois, devant, en face, c’est le palais : il n’y a pas de lumière aux fenêtres, on n’entend aucun bruit, sauf les cris des grenouilles qui chantent dans les marais du fleuve.
La voix qui nous conduisait dit : Halte, et on ne fit pas un pas de plus.
- C’est bizarre, dis-je à Lopito très calmement, que nous n’ayons pas trouvé de sentinelles pour nous arrêter ; pas même une ronde de la troupe pour demander où nous allons à cette heure.
- Que tu es bête ! me répondit-il. La troupe doit bien savoir ce qui se prépare ! Que font-ils sinon rester tranquillement dans leurs casernes en attendant qu’on leur dise : «messieurs, c’est terminé» ?
Cela acheva de me convaincre et je me tus. Pendant un temps assez long, on n’entendit plus que le sourd murmure des dialogues tenus à voix basse, quelques ronflements sourds, des toux étouffées et au loin, le chant des grenouilles bavardes et le bruit léger des branches d’ormes qui commençaient à reverdir. La nuit était tranquille et triste, imprégnée de ce parfum étrange qu’émettent les premières germinations printanières. Le ciel était taché d’étoiles à la lumière desquelles se dessinaient les épais arbres noirs, la silhouette du Palais royal qui se découpait et plus loin la silhouette de l’Antée de marbre, soulevé du sol par Hercule, dans l’ensemble de la fontaine monumentale limitée par ce qu’on appelle le Parterre. Le site et l’heure étaient propres à la méditation plus qu’à l’émeute.
Tout à coup, ce profond silence et cette obscurité intense furent interrompus par l’éclair d’un tir et le crépitement d’un coup de fusil qui partit je ne sais d’où. La foule, dont je faisais partie, lança mille cris, s’éparpillant dans toutes les directions. On aurait dit l’explosion d’une mine car je ne vois rien d’autre à quoi comparer l’éruption de cette rancœur contenue. Tous couraient, moi aussi, je courais. Des torches furent brandies ainsi que des lanternes ; des gourdins noueux se levèrent ; beaucoup de fusils tirèrent : on entendit le son aigu des clairons militaires, et une multitude de pierres, envoyées par des mains adroites, s’abattirent en produisant des bruits de craquements horribles, sur les vitres d’une grande maison. C’était celle du Prince de la Paix.
L’Histoire dit que le tumulte commença parce que la foule voulut absolument reconnaître une dame qui sortait de la maison du généralissime, en voiture, cachée et accompagnée de deux gardes d’honneur. Quelques-uns assuraient qu’à une des fenêtres du palais, on avait vu une lumière, le supposé signal du début du désordre.
Du tir et du coup de clairon, je n’ai aucun doute parce que je les ai entendus parfaitement. Quant à la lumière, je ne l’ai pas vue, mais je crois avoir entendu dire par Lopito que lui, l’avait vue, même s’il n’en était pas très sûr. Peu importe qu’on l’ait vue ou non : le clairon si ce n’est pas sûr, c’est très vraisemblable car le centre de la conspiration était à l’Alcazar, et les principaux conspirateurs étaient, comme tout le monde le sait, le Prince des Asturies, son oncle, son frère, ses amis et acolytes, beaucoup de gentilshommes, des hauts fonctionnaires de la maison du Roi et quelques ministres.
Les agitateurs se multipliaient à tout instant car de nouvelles vagues de gens grossissaient la masse du début, sans qu’un seul soldat ne se présente pour contenir cette assemblée de civils. La porte du palais du Prince de la Paix dont le nom était prononcé par la foule en colère, au milieu de jurons et de menaces, ne tarda pas à céder, détruite à coups de hache.
La foule est toujours courageuse en présence de ces idoles sans défenses, quand l’heure de leur chute a sonné. Ceux-là ont contre eux la fatalité de se voir abandonnés rapidement par les amis tièdes, par les salariés et même par ceux qui doivent tout au malheureux qui tombe, de sorte que, aux mains de la haine, justifiée ou pas, s’unissent, pour en finir avec la victime, les mains de l’ingratitude, le plus scélérat de tous les vices. Sentant l’aide de l’ingratitude, la foule prend courage et se croit toute puissante et inspirée par un souffle divin ; elle s’attribue orgueilleusement la victoire. La vérité est que toutes les chutes soudaines, comme les montées de la même espèce, ont une manivelle intérieure, activée par des mains plus expertes que celles de la populace.
Quand la porte de la maison fut ouverte, la foule se précipita à l’intérieur, braillant de colère. Son souffle sauvage me faisait peur et m’indignait, surtout lorsque je considérai qu’elle allait étancher sa soif de vengeance en la personne d’un homme sans défense. C’était la première fois que je voyais le peuple se faire justice lui-même, et depuis je déteste lorsqu’il se prend pour juge.
Aux cris de «Mort à Godoy !» se mêlaient les questions d’impatience féroce : «L’a-t-on pris ?», «l’a-t-on tué ?». Tous voulaient entrer, mais ce n’était pas possible, parce que la maison était bondée. De l’extérieur et par les balcons grands ouverts, on voyait le reflet des haches ; des cris sinistres et des bruits de meubles ou de vases qui se brisent sous les griffes de la bête, sortaient de la maison pour se mêler au concert extérieur. En un instant, on fit un grand feu qui illumina toute la rue ; les cloches de toutes les églises et des couvents de la ville sonnaient sans arrêt ; mais on ne distinguait pas bien si c’était le tocsin ou des sonneries de triomphe.
Lopito qui dansait comme un adolescent démoniaque près du feu, s’approcha de moi et me dit :
- Gabriel, tu n’es pas heureux ? Qu’est-ce que tu fais là si frileux ? Viens, montons au palais. Pour une fois, ça peut bien être pour nous. Ne dit-on pas qu’il a tout volé à la nation ?
Entraîné presque de force par mon jeune ami, j’entrai dans le palais et je montai dans les chambres hautes ; on s’ouvrait un passage au milieu d’énergumènes qui montaient et descendaient. Je parcourus les salles dans lesquelles j’avais été quelque deux jours avant, j’arrivai au bureau même du Prince et je vis la table où j’avais écrit mon nom. La foule montait et descendait, ouvrait les placards, déchirait les tapisseries, retournait les sofas et les fauteuils, croyant trouver derrière chacun de ces meubles l’objet de sa colère. Elle démontait les portes à coups de poings, mettait en miettes à coups de pieds les paravents décorés, défoulait son indignation sur d’innocents vases de Chine, éparpillait sur le sol de luxueux uniformes, déchirait des vêtements, regardait avec un étonnement stupide son visage épouvanté dans les miroirs pour ensuite les rompre ; elle portait à sa bouche les restes du dîner qui étaient encore chauds sur la table de la salle à manger, se jetait sur les meubles fins pour les casser, crachait sur les tableaux de Goya, frappait tout pour le simple plaisir de décharger ses poings quelque part ; elle avait le plaisir de destruction, le brutal instinct propre aux enfants par l’âge et à ceux qui le sont par l’ignorance ; elle rompait avec délice les objets d’art, comme le gamin déchire par dépit le cahier qu’il ne comprend pas ; et dans ce travail d’extermination, la terrible bête employait à la fois et en épouvantable union tous ses instruments, les mains, les pieds, les griffes, les ongles et les dents, distribuant les coups de poings, les coups de pied, les coups de sabots, les éraflures, les coups de dents, les coups de tête et les morsures.
La rage du monstre augmenta quand coururent, de bouche en bouche, ces phrases : «Il n’est pas là ce chien.» «Le gredin nous a échappé.» Effectivement, le Prince n’apparaissait nulle part et je m’en réjouissais.
Quand la foule ne peut pas rassasier sa faim de destruction sur l’objet humain de sa rancœur, elle prend son plaisir habituellement en se vengeant sur les corps innocents des meubles de celui à qui ils appartenaient. Cela a été comme ça dans toutes les mutineries de notre répertoire, ce fut donc le cas dans celui-ci, un des plus fameux, quelles qu’en soient les causes. Donc, les conspirateurs, convaincus de ne pas pouvoir mettre la main sur un cheveu du Prince de la Paix, conçurent l’idée héroïque de brûler toutes les affaires précieuses du palais tout frais saccagé. Avec une joie sans égale, avec l’ivresse du triomphe et la conscience en sa force irrésistible, les nouveaux hôtes du palais commencèrent à jeter par les balcons les chaises, les sofas, les tapis, les vases, les tableaux, les candélabres, les miroirs, les vêtements, les papiers, la vaisselle et mille autres complices pervers de l’infâme politique de Godoy. La bête accomplissait ce devoir dans un certain ordre, sans arrêter de dire : «Mort à ce brigand, ce larron !» et «Vive le Roi, vive le Prince des Asturies !»
Mais avant de commencer cette opération et alors que les explorateurs étaient convaincus que le Prince avait fui, la Princesse de la Paix, qui était restée cachée jusque-là, se présenta criant au secours et implorant pitié à la foule. La peur faisait trembler la pauvre femme ainsi que sa fille, une petite en bas âge, les deux poings sur les yeux et elles pleuraient de manière inconsolable. Je ne sais si les prières de la mère et de la fille attendrirent les mutins ou si les personnes de haut rang qui dirigeaient la fête décidèrent de mettre à l’abri la malheureuse princesse avec tous les égards, toujours est-il que loin de la maltraiter en actes et en paroles, ils la sortirent de la maison et une fois dans la berline, l’emmenèrent «là-bas, au palais des Rois», comme disait Pujitos, qui, sans que personne ne lui ait rien demandé, se chargea d’une commission toute chevaleresque.
Vous comprendrez bien que tout ce qui pouvait mettre Pujitos au premier plan lui plaisait, de même que lorsqu’un peloton se regroupait pour aller n’importe où, il était toujours là pour prendre le commandement en disant : «En avant, demi-tour, gauche», avec l’air martial d’un colonel de gardes wallons. Je ne cesserai de le répéter : Pujitos avait sur le crâne entre un kyste et une bosse, la protubérance (comment dirais-je ?) la protubérance de la lieutenantivité. Comme Napoléon avait le génie de la guerre, il possédait, lui, l’instinct de la milice nationale ; et les fées lui accordèrent le plaisir de commander plusieurs compagnies dans les années troubles du 20 au 23 et même après.[3]
Quand les infatigables travailleurs de la mutinerie commencèrent à jeter par la fenêtre et les balcons les meubles du palais, Lopito, qui portait sur le dos une merveilleuse œuvre de porcelaine, produit des ateliers de la Moncloa, vint à moi et me dit :
- Gabrielillo, fais attention à ne rien prendre. Le père Pedro, qui surveille tout ce qu’on fait, a un pistolet en main et dit qu’il fait sauter la cervelle à tous ceux qui voleraient n’importe quelle broutille. Ce n’est pas le seul grand monsieur qui existe parmi nous. Tu vois cet homme habillé comme un majo et qui donne des coups de pied à un portrait d’un tableau d’homme entier ? C’est un gentilhomme du parti du Prince Fernando. Tu vois, il a mis le pied à travers la toile. Ils ont fait un sacré trou. Au feu ! Au feu !
Le feu, alimenté par tant de combustible, montait à une hauteur énorme et les flammes hésitantes illuminaient d’une façon effroyable toute la rue, ainsi que l’intérieur du palais. On aurait dit les cyclopes d’une immense forge ; et je dis «on aurait dit» parce que moi aussi, craignant que mon manque d’enthousiasme soit suspect et me procure quelques coups de bâton, je mis la main à la pâte et je pris une armure milanaise sur le casque et le plastron de laquelle on voyait des batailles microscopiques travaillées de fines ciselures, j’allai dans la rue et vers le feu. Les cris de «Mort à Godoy» ne cessaient jamais ; ils voulaient sans doute le tuer par la voix plus que pour de vrai puisque c’était impossible. Mais il faut bien reconnaître qu’entre nous il est très courant de régler les affaires les plus difficiles par la pensée, envoyant vivre ou mourir quelqu’un selon nos désirs, mais nous sommes si enclins aux cris que souvent nous croyons en faire quelque chose.
Je ne sais si les assaillants de la maison du Prince de la Paix croyaient brûler quelque chose de plus que les meubles précieux et des œuvres d’art merveilleuses, mais dans ce que j’ai entendu de la bouche de ces héros, j’avais l’impression qu’ils étaient convaincus de jouer un grand rôle politique ; qu’avec la flamme des épines et des brandes, sans cesse alimentée par de l’ébène taillé et des toiles brodées, ils cautérisaient les plaies les plus laides de l’Espagne souffrante. Ah ! J’ai assisté par la suite à la même scène répétée en peu d’années, pour cette idée ou pour d’autre, et j’ai dit : «L’épée en main, un homme de génie peut obtenir parfois quelque chose, mais le feu, aux mains du peuple, jamais.»
Après l’armure, je saisis une horloge de bronze et je la portai sur moi sentant palpiter son mécanisme. La pauvre marchait, elle vivait ; cet artifice qui ressemble tant à un être animé, cette œuvre des hommes qui semble l’œuvre de Dieu, inventée par la science et décorée par les arts pour un des emplois les plus utiles dans la vie, allait périr aux mains de l’homme, sans avoir rien commis comme crime que celui de marquer les heures… Mais à quoi bon faire ces réflexions devant le feu de la rancœur ? Pourtant, j’avais pitié de la pauvre horloge que je serrais contre ma poitrine en écoutant son battement qui allait s’arrêter, je la jetai enfin et les mille morceaux de sa machine géniale résonnèrent sur le sol. Après l’horloge suivirent un grand nombre de babioles qui me tombèrent sous la main, entre autres, des gants parfumés, un étui d’ivoire, de petites statues d’albâtre et après quelques cartes d’Asie, des livres luxueusement reliés, sans doute croyaient-ils ainsi naïvement se libérer de l’Inquisition, des pantoufles, quatre casaques aux galons argentés et dorés et le pupitre où deux jours avant on avait mis ma recommandation. Fortuna, vile prostituée, pourquoi les hommes t’invoquent-ils ?
– X –
Alors que je retournais une des armoires, apparurent plusieurs croix ou décorations, mais quelques-uns de ceux qui étaient là, ne me permirent pas de les toucher et les mirent toutes sur un plateau d’argent pour les remettre, disaient-ils, au Roi en personne. Le plus bizarre dans la décision de ces courtisans couverts de la suie de la démagogie était qu’ils se disputaient pour savoir qui devait les porter, car aucun ne voulait céder aux autres un semblable honneur. L’un d’eux finit par l’emporter, et je ne voudrais pas me tromper mais, il me sembla reconnaître monsieur de Mañara.
Avec les flammes croissantes, on aurait dit que les brûleurs gagnaient des points, si on peut ainsi attribuer ce phénomène au fait que quelques ivrognes faisaient la ronde, s’humectant le palais desséché et régalant les esprits pour le travail commencé, aussi pénible que patriotique. Je crus entendre la voix de Pujitos, obligé à nouveau par ses amis politiques à prendre la parole, mais non, c’était Santurrias qui, tenant, dans la main gauche, la gourde et dans la droite un morceau de bois enflammé, prononçait des phrases senties à la louange du peuple et du Roi, tous les deux en bonne entente, pour le bien du royaume ; il ajoutait que ce gredin de Prince de la Paix était bien puni parce que tous les meubles qu’il avait volés au royaume étaient en cendres et que dorénavant, c’est-à-dire, aussitôt, il n’y aurait plus de menistres voyous ni des lairrons.
Les feux, comme il n’y avait plus rien à y jeter, se calmèrent ; la populace, tant que le père Malayerba eut du vin, et Pujitos et Santurrias de l’éloquence, continuait de brûler et de grésiller. Quelques-uns voulurent porter le théâtre de leurs prouesses fantastiques aux portes du palais, les deux orateurs n’étant pas étrangers à un projet qui agrandissait la sphère de leurs triomphes, mais le père Pedro dut s’y opposer ainsi que ses compagnons à guêtres surtout quand ils eurent l’assurance que la mutinerie des rues n’était qu’une succursale de la grande émeute qui, en ce moment même, éclatait au palais et dans la chambre du Roi Carlos IV.
On était déjà au petit matin quand je voulus me retirer sans que Lopito réussisse à me retenir, il me disait :
- Il manque encore le meilleur. Gabrielillo, que penses-tu de ce que nous avons fait ? Car, m’est avis qu’il doit s’en passer encore beaucoup d’autres. Le Roi a dû voir de quoi on est capable. Qu’il nous mette encore d’autres mauvais ministres et on verra comment, en un rien de temps, on les émoustille. Me voilà, Lopito… eh ! eh ! ils ont dû voir qu’on n’a pas bon caractère… et si j’avais trouvé Godoy n’importe où dans la maison, je jure qu’il ne serait pas sorti vivant de mes pattes.
En disant cela, le valeureux marmiton sortit un couteau et avec ce couteau, il fit d’héroïques formes dans les airs.
- Si on arrive à retourner au palais, continua-t-il en levant son arme homicide, moi, moi-même, je me présente devant le Roi et la Reine pour leur dire que s’ils ne mettent pas le Prince Fernando sur le trône, on l’y mettra, nous. Pour ce qui est du Roi, je ne lui ferai rien parce qu’il est Roi, mais la Reine, même si elle se met à genoux devant moi, je ne lui pardonnerai pas.
Après avoir dit ça, il ramassa son arme. Puis arriva une compagnie de gardes pour veiller sur la maison déjà saccagée ; il n’était pas difficile de comprendre la direction intelligente de la mutinerie dont le peuple naïf n’avait été que l’instrument brutal. Le peuple n’aurait pas fait un pas au-delà de la ligne sans qu’une main forte ne marque son autorité.
Inutile de vous dire que lorsque la garde se forma, notre Pujitos prédestiné voulut en faire partie, même s’il n’était pas militaire, et son génie organisateur se contenta de réunir en peloton une douzaine d’hommes avec qui il s’occupa de patrouiller dans les abords immédiats de la maison, imposant de marcher au pas, et suppléant lui-même de la voix le manque de tambour.
Enfin, je m’en allai, non seulement parce que j’avais sommeil mais parce que tout ce que j’avais vu et entendu me répugnait à l’excès. J’arrivai chez don Celestino et je ne peux vous faire imaginer l’état d’agitation fiévreuse dans lequel je le trouvai. La tête enveloppée dans un mouchoir, ayant revêtu sa vieille soutane et un vieux manteau de grosse toile jeté sur ses épaules, de grandes pantoufles aux pieds, mon brave ecclésiastique parcourait de long en large les couloirs de la maison. Son aspect était semblable à celui qui souffre d’un terrible mal de dents, à chaque instant il levait les mains à ses oreilles, comme pour les préserver du bruit que faisaient les cloches de l’église voisine ; de temps en temps, il frappait le sol d’un fort coup de pied, et au mieux faisait demi-tour, changeant de direction dans sa promenade fiévreuse. Pendant tout ce temps, il ne cessait de parler. Avec qui ? Avec les murs, la lune, la treille qui, s’enroulant autour des bois de la galerie, étendait ses maigres branches sèches pour saisir quelque chose ? Quand il me vit, il me parla sans attendre que j’arrive à ses côtés.
- Je suis fou, Gabrielillo. Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui arrive ? Tu entends les cloches de la paroisse ? Par tous les martyrs d’Alcalá, je jure… non, pas jurer, c’est un péché… je promets que Santurrias va me le payer… Mais tu as vu comment ce maudit se moque de moi? Ce n’est pas lui qui fait sonner… si c’était… Ecoute, j’étais en train de commencer le premier sommeil quand le son des cloches m’a fait tomber du lit. Mon Dieu ! Quel vacarme ! Plin, plan, plin, plan… on aurait dit que le ciel nous tombait sur la tête. Indigné, je suis monté à la tour, mais Santurrias n’y était pas, et à sa place, ses quatre enfants sonnaient les cloches. Ma colère était telle que je résolus de faire montre de toute mon énergie et je leur dis : «Bandes de voyous, garnements, allez-vous-en d’ici, immédiatement.» Mais eux se moquèrent de moi et continuèrent à sonner… plin, plan, plin, plan… Si tu avais vu ces quatre maudits garçons, quelle joie, quelle énergie pour tirer sur les cordes !… Maudits soient-ils !… et l’un d’eux, l’aîné, il est intelligent et très drôle… il sert à la messe comme choriste. Mais j’étais tellement fâché que je leur ai demandé d’aller voir ailleurs. Tu m’as obéi, toi ? Eh bien, eux non plus, le plus petit m’a dit : «Arrêtez, not’ père Gregorio est allé tuer Godoy et nous, on s’est mis à sonner de plus en plus fort.» Depuis onze heures jusqu’à maintenant, c’est comme ça. Mais, dis-moi, que se passe-t-il en ville ? J’ai vu la lueur d’un feu, j’ai entendu des cris. La mère Gila est allée, sur mon ordre, voir ce qui se passait, elle est revenue horrifiée, en disant qu’ils étaient en train de brûler tout le palais royal d’un bout à l’autre, et les jardins, le Tage et la cascade. Raconte-moi, mon garçon, je suis très agité.
Je lui racontai ce qui s’était passé à la maison du Prince, son ami.
- Mais à cette heure, les troupes ont dû sortir punir cette vile plèbe, me dit-il.
- Parlons-en ! Parmi la foule, il y avait beaucoup de soldats… La troupe doit être soudoyée.
- Mais à cette heure, le Prince a dû prendre ses dispositions pour arranger l’affaire… parce qu’il n’est pas homme à s’en laisser compter et s’il en attrape un… Qu’est-ce que je regrette de ne pas l’avoir prévenu, hier, de ce qui se préparait ! Tu vois, on aurait pu éviter tout ce tapage. Misérable de moi ! C’est de ma faute si tout cela est arrivé. Si ce n’était ce manque de génie que Dieu m’a accordé…
- Le Prince a fui et, à cette heure-ci, il doit se trouver loin d’Aranjuez.
- Il a fui ? Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, affirma-t-il dans une sorte de délire. Gabriel, pourquoi mens-tu ? Ou bien, toi aussi, tu fais partie de ceux qui croient tous les bobards et les niaiseries de Santurrias ?
On en était là dans notre discussion lorsqu’on entendit une voix rauque et désagréable qui criait sous le porche.
- Ah ! dit le prêtre, je crois bien que j’ai entendu Santurrias. Maintenant on va voir, ne prends pas son parti… je suis bien décidé… c’est maintenant qu’il faut que je sois énergique.
La voix s’approchait. C’était effectivement le sacristain qui chantait en montant l’escalier.
Il vaut mieux une séguedille
des filles de la Mancha
que vingt-cinq paires
à la manière du boléro.
Solvet clum in favilla,
teste David cum Sibylla.
- En voilà, monsieur Santurrias, cria le prêtre. Je ne veux pas vous voir, je ne veux pas entendre vos bêtises.
Le sacristain, qui ne nous avait encore pas vus, s’arrêta devant nous, et pouffa de rire, d’un rire stupide, et il parla ainsi, d’une langue pâteuse :
Le Kyrie eleison est chanté
Vive notre Prince Fernando !
Puis, il donna de violents coups sur le sol avec ce qu’il avait en main, un gourdin à moitié brûlé, et aussitôt après, continua à avancer d’un pas militaire dans le couloir, imitant le tambour avec sa bouche.
- Il est ivre ! dit le prêtre. Mais, misérable, ne vois-tu pas que le vin te sort par les yeux.
Santurrias, appuyé sur son bâton qui l’empêchait de tomber, allongea le cou, fixa sur nous ses yeux brillants, plissa son visage encore plus que d’habitude et grinça :
- Monsieur notre père, le Prince a fui… Vive le Roi ! Mort au bandit ! Mort à ce voyou de lairron ! O salutaris, hoo…stia ! Si on m’avait laissé, je l’aurais réduit en miettes avec ce bâton… Vlan ! Vlan ! Avancez, demi-tour…. Vive le commandant Pujitos !
- Oh ! Lamentable spectacle ! s’écria don Celestino. Il est saoul comme un Polonais. Je ne le supporte plus… Dehors, dehors, dès demain. Je vais le dire à monsieur le Doyen… Mais, non ; je me souviens, c’est un veuf avec quatre enfants !
Pendant ce temps, les cloches continuaient de sonner, avec la même furie, preuve évidente que l’enthousiasme des quatre gamins n’avait pas diminué.
Santurrias s’accrocha à la rambarde de la galerie pour ne pas tomber. Après avoir dit mille hérésies qui firent dresser les cheveux de don Celestino, il dit qu’il allait nous raconter ce qu’il avait fait.
- Tais-toi donc une bonne fois, tu déshonores la sainte Eglise, ivrogne, hérétique, blasphème, lui dit don Celestino en le poussant. Je peux t’assurer que si tu n’étais pas veuf avec quatre enfants…
- Eh… Eh bien, balbutia Santurrias, ce que nous avons fait s’appelle… rigolution !… On va au Palais, on ne va pas au Palais. Moi, je voulais aller pour demander l‘addication.
- Comment, s’écria le prêtre, épouvanté. Sa Majesté le Roi Carlos IV a abdiqué ?
- Non point… pas encore, non point…
Quantus tremor es futurus
Quando judex est venturus.
Vive le danseur
qui mérite la fille
la meilleure d’Espagne.
- Mort à Godoy ! … Avancez… monsieur le curé. Le ministre n’est plus ministre parce que le Roi…
- Je crois que le Roi, indiquai-je pour tirer le brave vieillard de son angoisse, a signé la destitution du Prince de la Paix. D’après ce qui s’est dit, les ministres qui étaient au Palais le lui ont demandé…
- C’est cela, c’est cela… on est allé au Palais, continua Santurrias, qui, ne pouvant plus se tenir, était tombé par terre, et un gentilhomme est sorti avec un papier écrit et il a lu… il disait : Voulant commander par moi-même dans l’armée et la Marine, je suis venu en… ex… ex…
- Exonérer, dit le prêtre, levant les yeux au ciel.
Santurrias murmura d’autres mots en latin et en castillan et se tut à la fin. Un fort ronflement annonça l’état de platitude de ce grand esprit, brouillé par le vin de la conspiration.
J’observai que don Celestino séchait une larme avec la pointe du mouchoir qu’il avait sur la tête. Il commençait à faire jour et une foule d’oiseaux venant des arbres voisins vinrent dans la cour en chantant un hymne de paix. Les premières lueurs de la matinée illuminèrent la maison et le prêtre se retira dans sa chambre, en disant :
- Dans un instant je dirai la messe et je prierai pour le salut de mon ami le Prince de la Paix… Ah ! si je l’avais prévenu à temps ! Mais, tu n’entends pas ? Ces maudites cloches me rendent fou !
En effet, les quatre garçons continuaient à sonner.
[1] Allusion à la révolte des comuneros en 1520.
[2] En français dans le texte.
[3] En 1820, un coup d’État militaire déboucha sur le Trienio liberal, de 1820 à 1823.
















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