Episodes Nationaux: ‘Le 19 mars et le 2 de mai’ chapitres

– XVII –

Le lendemain, don Mauro se mit en quatre pour faire des cadeaux à sa nièce, mais il le faisait de manière si lourde que chacune de ses finesses était une bêtise et chaque mouvement une ruade.

  • Restituta, disait-il, je ne veux pas que notre demoiselle travaille. Tu m’entends, ma sœur ? Inès est ma nièce et tout est pour elle. S’il faut coudre, voilà l’argent pour engager des couturières. Sors mon nouveau costume, je veux le mettre tous les jours, et je veux le mettre dans la boutique… et ne me fais plus ce pot-au-feu à la tête de mouton, je veux maintenant du bœuf pour moi et mon ange, ma nièce… et pour ce qui est du collier que j’ai convenu d’acheter, je l’achète aujourd’hui même… ici, c’est moi qui commande et moi seul… je vais faire venir un piano pour qu’Inès apprenne à jouer… Je vais l’emmener en voiture à la Florida… et si demain, le nouveau Roi est introduit comme on dit, nous irons tous le voir et je veux aller avec mon nouveau costume et ma nièce à mon bras. N’est-ce pas mon cœur ?

Restituta voulut protester contre tant de gaspillages mais son frère prit la mouche et il n’y eut qu’à obéir bien qu’à contrecœur. Grâce à l’énergique résolution du maître de maison, on vit l’arrière-boutique honorée de plats encore jamais vus ici, même si doña Restituta, accrochée à ses habitudes d’ancien régime, n’en goûta aucun.

  • Ma sœur, lui disait don Mauro, j’en ai assez de la misère. C’est tout, assez de travail. Tu vois cette poule, ma petite Inès ? Eh bien, tu dois la manger tout entière sans rien laisser car c’est pour cela que je l’ai achetée de mes propres deniers. J’ai pour toi une robe de soie en velours vert avec des attaches en velours jaune. Tu vas la mettre demain quand on ira voir l’installation du Roi… Et tu mettras aussi des chaussures bleues et des bas rouges à rayures noires… j’ai misé aussi sur une coiffe d’au moins quatorze mètres de rubans de toutes les couleurs… Donc tu te fais belle… c’est moi qui commande.
  • Tu lui apprends de belles choses à la petite, dit doña Restituta, regardant de biais les pièces de vêtements qu’on venait d’apporter à la boutique.

En effet, mesdames et messieurs, la générosité de don Mauro était aussi brute que son avarice et sa sauvagerie ; c’est pourquoi les efforts qu’il faisait pour qu’Inès s’habille avec toutes ces fanfreluches ridicules furent un des plus grands tourments dont eut à souffrir l’orpheline durant son enfermement.

  • Cet après-midi, continua l’oncle, je vais faire venir deux aveugles qui joueront et tu pourras ainsi danser tout ce que tu voudras, Inesilla. Je veux que tu danses au moins trois heures de suite, tu dois le faire parce que c’est moi qui commande… et ces pendentifs énormes qui sont en haut, et qui sont à nous, parce qu’ils étaient en gage et personne n’est venu les chercher, tu vas les mettre à tes jolies petites oreilles.
  • Voilà, ils étaient pour elle, dit sur un ton vinaigré Restituta. Deux pendentifs en filigrane d’or, longs comme des marteaux de cloche, ils ont appartenu à une femme de chambre de la reine doña Isabel de Farnèse ! Mon frère, passons la fête en paix.
  • Ici, il n’y a que moi qui commande, s’écria Requejo en donnant un coup de poing à faire trembler la caisse qui servait de table.

Comme il fallait s’y attendre, Inès refusa de mettre les vêtements de théâtre que don Mauro avait achetés, ce qui mit de mauvaise humeur le brave commerçant, qui ne resta pas en place de toute la journée, il mit et enleva plusieurs fois son costume neuf, jurant que, chez lui, il était le seul à commander.

Le lecteur aura sans doute été surpris par un détail, c’est que trois jours après être arrivé dans cette funeste maison, je n’avais même pas encore eu l’occasion de parler avec Inès. Les soupçons de la maîtresse de maison étaient affreux et elle était si prévoyante que chaque fois qu’elle descendait de l’entresol à l’arrière-boutique, en dehors de l’heure bien triste des repas, elle l’enfermait, conservant la clé dans sa profonde poche. J’étais désespéré, je n’avais plus espoir de sauver la pauvre orpheline jusqu’au jour où, décidé à communiquer avec elle, je guettai l’occasion où doña Restituta était en train de plumer quelques malheureux dans le bureau des prêts et je m’approchai de la porte de sa prison, je l’appelai doucement. J’entendis le froufrou de sa robe et sa voix qui demandait :

  • Gabriel, c’est toi ?
  • Oui, Inès de mon cœur. Nous pouvons parler un peu mais ne parle pas trop fort. Je vais faire du bruit avec mon balai pour qu’on ne nous entende pas.
  • Comment es-tu venu ici ? Dis, Gabrielillo, tu vas me sortir de là ?
  • Ma reine, même s’il y avait cent mille Requejo et huit cent mille Restituta, je te sortirais. Ne pleure pas, ne t’en fais pas. Mais, dis-moi, friponne, m’aimes-tu maintenant moins qu’avant ?
  • Non, Gabriel, me répondit-elle. Je t’aime plus, beaucoup plus.

Je fis beaucoup de bruit et je lui donnai mille baisers à travers la porte.

  • Touche la porte avec tes doigts pour que je sente que tu es là.

Inès donna quelques petits coups sur le bois et me demanda :

  • Cela va mettre du temps pour me sortir d’ici ? Ecris à mon oncle qu’il vienne me chercher.
  • Ton oncle n’obtiendra rien de ces barbares. Attends, aie confiance en moi. Petite, fais-moi le plaisir de poser un baiser sur la porte.

Inès posa un baiser sur la porte.

  • Je vais te sortir de cette maison, mon trésor ou alors, je ne suis plus Gabriel, lui dis-je. Fais en sorte de ne pas leur déplaire. S’ils veulent t’emmener faire un tour, ne résiste pas. Tu m’entends ? Laisse-moi faire le reste. Adieu, voilà la couleuvre qui vient.
  • Adieu, Gabriel. Je suis contente.

Nous embrassâmes tous les deux la barrière qui nous séparait et le dialogue fut interrompu parce qu’une fois consommé dans le bureau des prêts l’assassinat pécuniaire, les victimes sortirent et derrière eux, doña Restituta, rayonnante de férocité avare. Sur son visage, on voyait qu’elle avait fait une bonne affaire.

– XVIII –

Cette nuit-là vint à la réunion en plus de monsieur de Lobo, doña Ambrosia de los Linos, commerçante de la rue du Prince, que les lecteurs, si je ne m’abuse, ont l’honneur de connaître, car il me semble qu’elle a déjà paru dans les événements que j’ai racontés. Feu son mari avait été compagnon de don Mauro dans le chargement et l’enlèvement de paquets et de marchandises, et depuis lors, les deux familles avaient conservé une cordiale amitié. Doña Ambrosia me reconnut mais ne dit rien qui puisse être en ma défaveur dans la tête de mes nouveaux maîtres et une fois assise, opération toujours difficile, étant donné son volume et l’étroitesse des sièges elle lâcha sa langue en ces termes :

  • Comment ça, Restituta, comment ça, don Mauro, vous n’êtes donc pas allés voir l’arrivée des Français ? Mais, mes enfants, je vous assure que c’était à voir. Qu’ils sont beaux, grand Dieu !… Eh bien, je vous le dis, cela fait plaisir de voir de si bons garçons… et il y en a tant qu’on a l’impression qu’il ne va pas y avoir assez de place dans Madrid ! Si vous voyiez, don Mauro, les uns sont vêtus à la mode maure, avec des culottes comme des muletiers, mais qui vont jusqu’aux chevilles, des turbans sur la tête et une plume très longue. Si tu voyais, Restituta, quelles moustaches ! et quels sabres ! Ils ont des casques poilus et quels galons, quelles croix ! Je te dis que j’en suis restée baba… Ceux des turbans, je crois qu’on les appelle des zamaluks. Il y a aussi ceux qui font partie, d’après don Lino Paniagua, des gloutons de la Garde Impériale, ils portent des cuirasses qui sont de vrais miroirs. Derrière tout le monde venait le général qui les commande, on dit qu’il est marié avec la sœur de Napoléon… c’est lui qu’on appelle le grand duc de Murraz ou je ne sais comment. C’est le garçon le plus beau que j’ai jamais vu ; il souriait, le voyou, en regardant les balcons de la rue Fuencarral. J’étais chez mes cousines et je crois qu’il m’a regardée. Ah ! ma fille, quel regard ! Je suis devenue toute rouge… Ils sont en train de demander à se loger. Aucun ne m’a été attribué, je le regrette ; parce que à vrai dire, ma fille, ces messieurs me plaisent bien.
  • Grâce à Dieu, nous avons un Roi, dit don Mauro. Et vous, doña Ambrosia, avez-vous vendu quelque chose ces jours-ci ? Parce que, en ce qui nous concerne, pas une effilochure n’est sortie d’ici.
  • Chez moi pas un bouton, répondit la commerçante. Ah ! Mon pauvre garçon ! Maintenant, quand ce Roi bizarre va régler les affaires, on aura peut-être espoir de faire quelque chose. Quelle époque, Restituta, quelle époque ! Mais vous ne savez pas la meilleure ? Vous ne connaissez pas la grande nouvelle ?
  • Quoi ?
  • Demain, il va y avoir l’entrée triomphale de notre nouveau Roi d’Espagne à Madrid, monsieur don  Fernando le Septième.
  • Tout Madrid le sait aujourd’hui.
  • Eh bien, nous n’allons pas manquer d’aller le voir ; écoute bien, Restituta, écoute bien, Inès, dit Requejo, demain, on ne travaille pas.
  • Moi, plutôt mourir que ne pas aller les voir, affirma doña Ambrosia. Mes cousins sont sortis cette nuit sur le chemin d’Aranjuez pour l’attendre. Ah ! Quelle joie, monsieur don Mauro ! Si mon époux était là pour voir ça ! Lui qui me disait : «Tant qu’on aura ce Roi et cette Reine de quatre sous, on n’aura jamais un Gouvernement éclairé». Demain va être un jour de joie. J’ai un balcon dans la rue d’Alcalá, et nous avons déjà commandé une demi-douzaine de bouquets de fleurs au Valencien pour les lancer à sa Majesté quand elle passera.
  • Rien, j’ai dit, précisa don Mauro, si celle-ci ne veut pas aller, qu’elle reste à la boutique. Inès va me coudre la manche de la redingote que j’ai déchirée hier, en l’enlevant… On va bien voir si Gabriel sait faire les queues de cheval…  Evidemment, Inesilla, si tu veux prendre un de ces flacons d’eau de parfum à l’œillet, que tu as à ta droite, tu peux. Tout est à toi.

Voilà comment se poursuivit la conversation sans incident notable par la suite, donc je n’en parle pas, car je suppose que le lecteur est peu intéressé de connaître l’histoire de la maladie dont souffrit le mari de doña Ambrosia, tragique événement qu’elle rapporta. Les seuls personnages à se taire pendant ces réunions, sans compter votre serviteur, étaient Inès et monsieur Juan de Dios, ce dernier parce que c’était un homme qui parlait peu comme je l’ai déjà dit.

Le jour du 24 mars arriva et la tête de don Mauro, coiffée par moi, essaya de rivaliser avec la brillance et la beauté du soleil. Doña Restituta, qui ne put résister aux suppliques de son frère, frotta le voile parcheminé de son visage jusqu’à le lustrer, puis elle mit le costume classique de toujours qu’elle avait revêtu déjà la première fois que je l’avais vue à Aranjuez. Don Mauro eut beau tempêter dans toute la maison, il ne réussit pas à faire mettre à Inès la robe de soie verte, les bas rouges, les bottes bleues et la coiffe que son vaniteux tonton avait achetés pour habiller dignement celle qu’il considérait comme sa future épouse. La jeune fille refusa d’être l’objet d’une fête publique, et enfin, pour la décider à sortir, on lui permit de mettre ses vêtements de deuil. Lorsque tous les trois furent prêts, Juan de Dios fut chargé des soins de la maison et don Mauro me dit avec sérieux :

  • Gabriel, aujourd’hui est un jour de repos. Viens avec nous ; comme ça tu me referas la queue de cheval si elle part de travers et tu m’aideras à mettre mes gants quand sa Majesté passera, avant cela, je ne veux pas mettre mes mains dans les prisons de l’Inquisition. Qu’en penses-tu ? C’est bon ? Tire sur ce pan un peu froissé. Ecoute, mon garçon, fais-moi la faveur de glisser ta main entre la casaque et le cuir jusqu’au dos pour me gratter l’épaule droite, j’ai l’impression d’avoir là un régiment de puces… Oui, là… là… C’est bon.

Ceci dit, une fois l’âne gratté, je pris mon bonnet et nous sortîmes. Ah ! Mon Dieu ! Cette Puerta del Sol, cette Calle Mayor et cette rue d’Alcalá ! Mes lecteurs, quel que soit leur âge, ont bien dû voir une fois ces entrées solennelles dont nous abreuve si souvent l’histoire contemporaine, de sorte que pour vous faire une idée de cette foule, de ce vacarme et de cette allégresse, il me suffira de vous dire que le 24 mars 1808 ne fut pas différent des années postérieures sauf par sa folle exagération.

Depuis les balcons des maisons nobles pendaient de riches tentures damasquinées avec leur ample écusson et leurs franges brillantes, des prêts gagés qui jusqu’à il y a peu étaient vus mais maintenant passés de mode et ratatinés comme le patrimoine de leurs propriétaires dans certaine fête du Corpus. Les autres maisons étaient décorées selon l’enthousiasme de ses locataires et ce qu’ils avaient à portée de main, la quantité de morceaux de mousseline qu’un peuple fou accroche de balcon en balcon, en ce jour mémorable considérable. La multitude infinie d’éventails qui protégeaient du soleil le visage de milliers de dames penchées aux balcons, offrait un aspect surprenant et quand le regard parcourait un panorama si enchanteur, l’incessant mouvement de ceux qui s’agitaient pour faire de l’air à ces dames, provoquait un certain étourdissement. Ce colifichet espagnol parlant et reproduit en si grand nombre, présentant alternativement au soleil une de ses faces, blanche ou bleue ou rouge et ornée de lentilles d’argent et d’or, imitait le battement d’ailes de milliers d’oiseaux s’efforçant de reprendre leur envol. C’était un jour de mars, un de ces jours qui ressemblent aux jours de juin, privilège de la Cour des Espagnes qui, d’habitude, s’embrase en février et gèle en mai. La nature souriait comme la nation. 

La foule bigarrée qui occupait les rues était composée de toutes les classes de la société, mais les plus abondantes étaient les classes de manolos, des gommeux, hommes et femmes, vieux et jeunes. Les vieillards invalides et goutteux avaient abandonné leur lit et, soutenus par leurs petits enfants, s’ouvraient un passage. Les vieilles bigotes qui durant tant d’années avaient oublié tout chemin qui ne fut point celui de leur maison à l’église la plus proche, accouraient aussi, emportées par la dévotion au nouveau Roi, se félicitaient l’une l’autre en étourdissant leur entourage par le bavardage de leur bouche édentée. Les enfants n’étaient point allés à l’école, ni les journaliers au travail, ni les frères au chœur, ni les employés à leur ministère, ni les mendiants aux portes des églises, ni les cigarières à leur fabrique, ni les professeurs des jardins des Vistillas à leur cours, il n’y eut point de discussions dans les pharmacies, ni de pique-nique sur la prairie du Corregidor, ni de chahut sur le marché du Rastro, ni de collisions de charrettes dans la rue Toledo.

La foule, obligée par sa colossale corpulence à rester tranquille, s’entassait et frémissait comme un monstre entravé. Cette grande masse se fissurait parfois mais le sillon ouvert était envahi par le courant ; le regroupement se faisait en un point et se défaisait en un autre. La bousculade était terrible et le retour en arrière si dangereux qu’on courait le risque de se voir piétiné par les mille pattes de la bête. L’essaim humain par lequel la foule manifestait ses impressions, dérangeait le cerveau le plus solide ; des exclamations de joie, des dialogues enthousiastes suivis d’embrassades généreuses, des cris de douleurs, suite à des cors écrasés ou d’indignation pour tous les chapeaux qui perdaient leur modelage, se mêlaient aux plaisanteries des majas, qui jetaient des pelures d’orange sur les minets, et aux lamentations des mendiants déguenillés et mutilés qui, se faufilant dans la foule, imploraient la charité, même là, en montrant une jambe atteinte de lèpre ou une main déformée.

Nous autres, nous dûmes rester à la Puerta del Sol. Un mouvement de la foule nous conduisit vers le trottoir qui aujourd’hui relie les rues d’Espoz y Mina et Carretas ; un autre mouvement nous emporta vers les Enfants trouvés, qui étaient entre les rues du Carmen et de Preciados ; enfin, une nouvelle secousse, passant par devant la statue de la Mariblanca, nous emmena vers le Buen Suceso, aux grilles duquel nous nous accrochâmes don Mauro et moi, pour ne pas être à nouveau arrachés par ce flot. Moi, je me réjouissais de tout ce qui se passait, espérant que par une évolution quelconque, nous nous trouverions Inès et moi, éloignés des Requejo ; mais don Mauro était très attentif à ne pas se séparer de la jeune fille, et il aurait préféré se faire casser le bras plutôt que de la lâcher : telle était cette main rapace qui avait saisi les oliveraies de Jaén et les troupeaux de chevaux cordouans.

C’est là que nous attendions l’apparition de ce soleil hespérique, de cet iris de la paix, de ce prince Fernando, que ce peuple, s’il avait été païen, aurait mis dans la hiérarchie de ses dieux préférés. Autour de nous bourdonnaient quelques vieilles.

  • Ah ! ma pauvre madame doña Gumersinda, disait une de ces sorcières. Dieu et mon saint patron, saint Serapio, ce brave frère de la Merci, l’avocat contre les douleurs des articulations, ont voulu que je ne sois pas enterrée avant de voir ce jour.
  • Ah ! ma pauvre dame doña María Facunda, répondait l’autre. Depuis qu’il est entré à Madrid, de retour de Naples, monsieur don Carlos III, que j’ai vu d’ici même, il n’y avait plus eu de joie semblable à Madrid. Mais, vous ne pleurez pas ?
  • Eh bien, ne voyez-vous pas, madame doña Gumersinda ? Béni soit le Seigneur, qui nous a permis de voir ce jour. Au moins, on mourra tout à la joie de savoir que l’Espagne sera heureuse avec ce grand Roi qu’on nous a donné. J’en ai récité des chapelets pour que cela arrive. A la fin, la Vierge nous a entendues et si nous n’avions pas été là dans l’église à prier nuit et jour, la nation aurait bien pu attendre longtemps son bonheur.
  • Mais, vous n’avez pas vu le prince, madame doña María Facunda ? C’est le plus fringant, le plus beau jeune homme de toute l’Espagne et de ses Indes. Moi, je l’ai vu le jour où il a juré, je crois encore le voir sous mes yeux. 
  • Je ne l’ai pas vu. Vous savez bien, madame doña Gumersinda que, depuis que je me suis brouillée avec cet officier de la garde wallonne qui m’aimait tant, là-bas, quand on a chassé les Jésuites[1], je n’ai pu regarder aucun homme en face.
  • Mais, écoutez, on dit qu’il arrive, qu’il est tout près !

En effet, on entendait la clameur des gens entassés dans la rue d’Alcalá et beaucoup criaient :

  • Il arrive par la place de la Cibeles ! Il arrive par le couvent des Carmes Déchaussés ! Il arrive par le couvent des Baronesas ! Il arrive par le couvent des Chartreux !

Une voix connue me fit tourner la tête. Pacorro Chinitas, le fameux rémouleur dont vous devez bien vous souvenir de ses idées, était derrière moi et se disputait passionnément avec une femme du peuple, imposante, élégante, aux yeux vifs et à la langue expéditive et des mains encore plus expéditives.

  • Il faut que tu mettes partout de la bagarre, maudite femme, disait Chinitas. Va-t-en et tais-toi, la moutarde commence à me monter au nez !
  • Je n’ai pas envie de me taire, répondit la Ravissante, coinçant dans sa ceinture les pointes du châle qui lui couvrait les épaules. Et alors, c’est bon ? Si ce petit monsieur bien culotté veut bien se ranger un peu de devant…

Un minet, qui sentait le jasmin, tourna la tête contrite faisant mille excuses à l’impératrice du Rastro.

  • Hé vous ! père touche-à-tout, continua la Ravissante, tirant les pans du manteau du petit gommeux, rangez-vous de là, vous gênez.
  • Mais enfin, laisse ce monsieur en paix. Tu vas voir ce que tu vas voir.
  • Soupe insipide, vaurien, s’écria la manola, montrant ses doigts couverts de bagues aux fausses pierres, bon, à quoi peut me servir ces cinq doigts de mortier ! Fâchez la Ravissante et vous allez voir ! Hé ! Monsieur le marquis du barillet ! ajouta-t-elle en s’adressant à don Mauro, vous êtes en train de me fourrer la queue de votre espèce de perruque dans les yeux.
  • Ecoute, insista Chinitas, partout où on va, il faut que tu me fasses honte…

Le minet se tourna vers nous et dit, empestant par les parfums de ses habits :

  • On ne peut pas rester là où sont les gens ordinaires.
  • Qu’est-ce que c’est que ça, les gens ordinaires, cria la Ravissante, bousculant ceux qui étaient à ses côtés pour tomber sur le jeune mielleux. Tiens… viens-y voir. Mais c’est monsieur don Narciso Pluma. Hé, Nicolasa, Bastiana, Polonia ; regardez-moi ce Monsieur Pluma, celui à qui on a prêté l’autre soir deux réaux pour offrir aux dames qu’il a emmenées chez toi… Monsieur le petit marquis de la marmite vide, moins de prestige et plus de retenue avec les femmes, parce que je vaux bien les hommes et j’ai des manières… et je sais en mettre plein la vue, et vive les séducteurs de Madrid.

On en était là quand une rumeur toute proche indiqua que le prince approchait. La Ravissante, avec les majas qui la suivaient, essaya de fendre la foule donnant du coude et des mains à droite et à gauche.

  • Allez ! Réveillez-vous tous, voilà le soleil du monde. Faites place, une petite place, messieurs. Bastiana, Nicolasa, enlevez les fleurs de vos cheveux et, par ici, je vais les donner à l’astre des Espagnes. Regardez, le voilà, à cheval, par la Aduana.

A grand renfort de coups de poings, la Ravissante parvint, chose inédite, à dégager autour d’elle un petit espace, où elle siégeait sans problème. Mais voulant avancer encore un peu, elle tomba sur une barrière imprenable en la personne d’un majo honnête, qui, la cape relevée et le chapeau sur les yeux, repoussait vigoureusement tous ceux qui essayaient d’avancer vers le milieu de la rue.

  • Comment ça, dit la maja, bouillant de colère. On ne passe pas ? Et qui nous empêche ? Toi, Pujitos ? Allez, c’est du bon ça…
  • On ne passe pas, dit Pujitos, qui s’efforçait au fond de mettre la foule en rangs, en compagnies, en bataillons et en brigades. Prenez votre place et finis les aboiements. De l’ordre, mesdames et messieurs… Tous en rangs. La Ravissante, les femmes à vos marmites, ici, pas question de pousser des cris.
  • Pujitos de mon cœur, dit la Ravissante, terriblement ironique, fixant les deux mains dans sa ceinture. Je t’adore, je suis venue pour te voir, et je viens te demander à genoux de me laisser passer, j’apporte un onguent pour ta tête de vieille canaille. Tu veux le voir ? Tiens, attrape…

Elle n’avait pas fini de parler que, tel un bélier romain, la main droite de la maja, ferme, destructrice, vola en direction de la tête de Pujitos, et la mâchoire de ce dernier sonna comme un terrible claquement. Un éclat de rire général fut l’hymne par lequel les assistants fêtèrent la disgrâce du patriote qui, vacillant d’abord puis s’écroulant ensuite, alla tomber sur un moine, cassant la coiffe de doña María Facunda et le panier de doña Gumersinda. La foule fit un mouvement : le flot partit d’un côté à l’autre et Pujitos disparut de notre vue comme un corps tombé à la mer.

La cause de ce mouvement de foule fut une nouvelle irruption de chair humaine dans cette enceinte étroite où il y en avait déjà tant. Un détachement de la Garde impériale, avec Murat à sa tête, apparut dans la rue d’Arenal. Imaginez un pied qui s’efforce d’entrer dans une botte où il y a déjà un autre pied. Le grand duc de Berg, pétulant et vaniteux, s’entêta à vouloir se présenter avec ses troupes dans la rue par où devait passer le Roi, qui n’y était pour rien ; mais il le fit de manière si peu propice et ses mamelouks et dragons vexèrent le peuple madrilène de telle façon que certains historiens firent dater de cette heure l’antipathie générale dont les Français furent l’objet. La foule est un fleuve dont le niveau ne peut monter quand il reçoit l’apport du courant d’un autre fleuve, et il doit s’arranger à fondre la chair à la chair, les os aux os, jusqu’à ce que disparaisse la personnalité humaine dans l’ensemble informe. C’est ce qui se passa quand les Français pénétrèrent sur la place étroite et une tempête de sifflets, de reproches et d’insultes fut la première manifestation du peuple espagnol contre les envahisseurs. Pendant ce temps, le désordre grandissait, l’irritation allait en augmentant. Don Mauro beuglait comme un taureau, doña Restituta lança un gémissement du fond de sa poitrine étroite… mais la foule oublia ses peines car il était déjà tout près, il arrivait, on le voyait déjà sur son cheval blanc qui ne pouvait pas faire un pas ; il débouchait alors sur la Puerta del Sol ; les éventails s’agitaient ; des bouquets de fleurs pleuvaient ; il montait de la surface de cette mer inquiète une rumeur épouvantable ; comme une bande d’oiseaux, des milliers de bonnets traversaient les airs et des bras convulsifs s’élevaient au-dessus des têtes ; les mouchoirs n’étaient pas assez expressifs, les capes étaient donc dépliées comme des drapeaux lors des triomphes.

Alors, les gens en masse qui étaient autour de moi, avancèrent en une irrésistible bousculade. Don Mauro et Restituta agrippèrent de leurs ongles les manches du vêtement d’Inès qui leur échappait ; mais un morceau de tissu leur resta entre les mains et Inès, dans mes bras. Je regardai à droite et je vis dans un agglomérat de têtes la queue de cheval de don Mauro et le chignon de doña Restituta qui fuyaient, emportés comme les débris d’un naufrage sur cette mer d’écume agitée. Nous étions seuls.

Inès et moi, nous nous embrassâmes et la foule se comprimant ensuite, serrait Inès contre moi, comme si, de nos deux corps, on aurait voulu n’en faire qu’un.

– XIX –

  • Nous voilà seuls, Inès, lui dis-je. Nous allons pouvoir nous parler et nous voir.

En effet, nous étions seuls. Moi, je ne voyais ni Roi, ni peuple, ni Garde impériale, ni balcon, ni ombrelle, ni éventail, ni cape, ni bonnet, ni fleurs, rien ; moi, je ne voyais qu’Inès et Inès ne voyait que moi. Prisonniers au milieu de ce peuple immense, nous nous croyions dans un désert. Nous oubliions qu’il y avait un Roi nouvellement couronné, une nation joyeuse, une ville heureuse et une foule passionnée, nous ne pensions qu’à nous-mêmes. Nous n’entendions rien ; la clameur des gens, les vivats, les huées, les compliments, cette ivresse d’enthousiasme ne produisaient pas plus d’impression dans nos oreilles que le vol insignifiant d’un insecte.

  • Grâce à Dieu, nous voilà seuls, dit Inès, se serrant davantage contre moi.
  • Inès adorée, dis-je, comme je désirais te parler. J’ai un tas de choses à te dire ! Ton oncle et ta tante sont partis, ils ne reviendront plus et s’ils reviennent, nous ne serons plus là. Nous sommes libres ; écoute bien ce que je vais te dire. Nous sommes loin de cette satanée maison, ma chère Inès, et tu seras heureuse, riche et puissante, tout ce que tu auras sera à toi.
  • Je n’ai rien, me répondit-elle.
  • Si, je vais te faire le récit d’un conte que tu ne connais pas, un conte qui me rend heureux et malheureux à la fois.
  • Qu’est-ce que tu racontes, petit fou ?
  • Que tu n’es pas ce que tu crois être. Je te rendrai à tes parents qui sont très riches.
  • Mes parents ? J’ai des parents maintenant ?
  • Oui, tu n’es pas la fille de doña Juana. Mais cela je te l’expliquerai à un autre moment. Ah ! ma chère amie, je suis heureux et je suis triste parce que je veux que tu sois heureuse, riche, une dame puissante, une duchesse, une princesse ; mais en même temps, je crois que lorsque tu arriveras au poste qui te revient, tu ne m’aimeras plus.
  • Je ne comprends pas un mot.
  • Nous verrons bien. Tu ne m’aimeras plus. Comment pourrais-tu aimer un malheureux comme moi, sans famille, sans fortune, sans éducation ? Tu auras honte de moi qui ne suis qu’un domestique, un malheureux des rues… mais, ah ! n’aie pas peur, je t’emmènerai là où tu dois être, et je te mettrai à ta vraie place et tu seras ce que tu dois être. Moi, je ne veux rien pour moi. Dis-moi, me laisseras-tu être ton domestique ? Me laisseras-tu vivre dans ta maison, comme j’ai vécu jusque là dans celle de ta maudite famille ?
  • A vrai dire, j’ai l’impression que tu es fou, Gabriel. Cela me rappelle quand tu me disais que tu allais être ministre, généralissime ou prince. Moi, je n’ai pas d’idées comme ça.
  • Non, ce n’est pas pareil, ma petite. C’était une idiotie de ma part, ça c’est sûr. Nous ne retournerons plus chez les Requejo. Nous allons fuir par la rue d’Alcalá dès que ça se dégagera, nous irons chercher refuge à Aranjuez, jusqu’à ce que je te conduise là où je dois te conduire. Même si je sais que tu ne vas pas tenir ta promesse, jure-moi de m’aimer toujours.
  • Je n’ai pas besoin de jurer. Promets-moi, à ton tour, de ne plus dire de bêtises, dit-elle, alors que la pression de la foule en liesse serrait sa tête sur ma poitrine.
  • Ce ne sont pas des bêtises. Tu vas vite en être convaincue ; mais m’aimeras-tu toujours comme tu m’aimes aujourd’hui ? Tu n’auras pas honte de moi, tu ne me mépriseras pas ? Je serai toujours pour toi le même que maintenant, ton unique ami, ton salut et ta protection ?
  • Toujours, toujours.

En prononçant ces mots, Inès sentit qu’on l’attrapait par un pied.

Elle regarda, je regardai et nous vîmes que s’agrippaient à son pied les maigres doigts d’une main correspondant à un bras noir qui s’étirant entre les jambes des gens qui nous environnaient, était uni au corps de Restituta, dont l’autre bras s’étirait jusqu’à la main appartenant aux extrémités de don Mauro Requejo, lequel don Mauro, placé à quelques deux mètres de nous, luttait pour s’ouvrir un passage entre les jambes des hommes et les jupes des femmes, recevant un coup de pied ici ou se faisant piétiner là. Il arriva que le frère et la sœur, si éloignés de nous, perdirent le jugement à nous chercher et pendant qu’elle grimpait pour voir nos têtes par là, lui, par sa haute taille parvint à distinguer mon bonnet.

Ils s’efforçaient de nous joindre, quand doña Restituta tomba par terre ; don Mauro lui donna la main et elle, allongeant l’autre main se saisit du pied d’Inès, craignant que, par un nouveau mouvement de foule, elle ne leur échappe. Notre projet de fuite était ruiné, les deux Requejo s’emparèrent d’Inès comme des oliviers de Jaén, chacun saisissant un bras pour être plus sûr.

  • Pauvre petite, dit don Mauro, nous croyions t’avoir perdue. Si tu n’avais pas été là, Gabriel, Inés aurait été perdue pour nous.

La chute laissa le frère et la sœur tellement meurtris qu’ils en faisaient pitié. De la redingote de mon maître, il y en avait deux sans l’intervention d’aucun tailleur, et sa sœur voyait, avec des yeux furibonds les lambeaux flottants de sa robe noire, déchirée de haut en bas.

  • Tu vois ? disait Restituta à son frère de retour à la maison. Tu vois les fruits de cette sortie, là où nous n’avions pas à aller ? Tu as perdu un gant… Maudit gant qui a coûté une fortune au marché du Rastro ! Et ta redingote ? J’ai de la couture pour trois jours… Oui, la soie est à bon marché !… Et toi, ma petite, tu as perdu quelque chose ? Ah ! Où ai-je mis mon mouchoir ? Mon mouchoir ? Je l’ai perdu… Dieu nous vienne en aide, doux Jésus ! Et dire que j’y avais versé trois gouttes d’eau de bergamote !

– XX –

Beaucoup de jours passèrent depuis cette fameuse entrée de notre Souverain sans qu’aucun incident ne vienne altérer l’uniformité de la maison des Requejo.

Je fus longtemps sans pouvoir parler à Inès, même si nous vivions l’un près de l’autre ; mais l’enfermement, auquel Restituta la soumettait, la rendait de plus en plus inaccessible et la surveillance en vint à être un guet implacable. Don Mauro était parfois furieux, d’autres fois triste et, sans doute dans sa rudesse, n’était-il pas sans comprendre qu’il était incapable de se faire aimer de la jeune Inès. Sa colère ne pouvait venir que de la conscience de sa brutalité. S’il n’y avait pas eu l’intérêt ambitieux, qui était toute son âme, don Mauro aurait peut-être été naturellement affable et même affectueux avec celle qui passait pour être sa nièce ; mais son manque d’éducation, de délicatesse, de manières et de sens commun le perdaient, le rendant non seulement exécrable mais encore épouvantable aux yeux de celle qu’il désirait intéresser.

La difficulté de sortir Inès du pouvoir des Requejo augmentait de jour en jour avec la vigilance soupçonneuse de Restituta ; mais cela ne me décourageait pas et, ferme dans mon intention d’homme d’honneur, j’essayai par tous les moyens possibles de conquérir la bienveillance du frère et de la sœur, feignant d’avoir les mêmes goûts et les mêmes penchants qu’eux. J’aspirais à une entreprise plus difficile que celle des douze travaux d’Hercule ; j’aspirais à conquérir ce château inexpugnable de leur confiance où jamais personne n’était entré.

Pour arriver à cette fin, je commençai à feindre la mesquinerie et l’avarice, comme si j’étais consumé à leur façon par la misérable passion de l’épargne jusqu’au délire. Un jour, après avoir balayé les couloirs et les chambres, je m’occupais de rassembler la poussière et la terre, ramassant et conservant ces ingrédients dans un grand cornet. Comme je faisais cette opération de façon à être vu par doña Restituta, elle me demanda un jour quel était le but de tout cela, je lui répondis :

  • Eh bien quoi, madame, faut-il perdre cette substance nutritive ?
  • Comment cela ? La poussière et les balayures du carrelage, avec les toiles d’araignée du plafond et la boue des chaussures forment une substance nutritive ?
  • Je pense bien ; ça m’étonne que vous ne le sachiez pas ; il y a à Madrid un jardinier français qui achète tout cela pour faire pousser de maudites herbes pharmaceutiques, qu’on vient d’inventer.
  • Qu’est-ce que tu me racontes là, Gabriel ? Eh bien, je ne savais rien de tout ça.
  • Quand j’étais chez monsieur le duc de Torregorda, madame la duchesse vendait cela toutes les semaines et pour un petit paquet comme ça, on lui donnait la bagatelle somme de quatre sous.

Elle se réjouissait tant de tout cela que, lorsque moi, après avoir jeté au fumier le cornet, je revenais et lui remettais les quatre sous de ma vente inventée, elle me disait :

  • Tu es un garçon épatant, Gabriel : je n’en ai pas connu d’autre comme toi.

Je feignais aussi de vendre les crânes de moutons qui se consommaient souvent, les noyaux de toutes sortes de fruits, les bouts de papier, les morceaux de verre et même les queues de figues sèches et je lui disais qu’un pharmacien les achetait pour faire une certaine mixture vénéneuse. Quand vint le 20 avril, on me donna les dix réaux de mon salaire et je dis à doña Restituta :

  • Madame, que voulez-vous que je fasse de tout cet argent ? Tous mes besoins sont satisfaits et je ne manque de rien, gardez-moi donc tout cela et, si un jour, je pars de cette maison bénie (ce que je souhaite n’arriver jamais) vous me le remettrez. Je veux le garder bien à l’abri, comme des pièces d’or dans un linge et je me laisserai plutôt couper les oreilles que de consentir à dépenser un seul maravédis.
  • Ah ! Gabriel, me répondit-elle heureuse au plus haut point, je n’ai jamais vu de garçon comme toi. Il est vrai que tu n’es pas ici pour rien, il règne ici l’ordre et l’économie. Tu es un garçon honnête ; si tu continues à travailler comme ça, dans dix ans tu auras rassemblé soixante douros, et si tu persistes dans ces bonnes dispositions, tu arriveras à la fin de ta vie… (mettons que tu vives encore soixante ans…) avec un capital de trois cent soixante douros que tu auras bien gardés et enterrés avant de mourir, pour que personne parmi tes héritiers paresseux ne puisse jouir de ton argent.

Toutes ces combines me rendaient aimable aux yeux de mes maîtres, au point qu’ils avaient une grande confiance en moi ; mais malgré tout, je ne réussis jamais à acquérir la confiance suprême qui consistait pour moi à être chargé de la garde d’Inès pendant qu’ils étaient sortis. Ah ! Lorsque, parfois, le destin permettait que doña Restituta s’enfuie du foyer domestique, le dépositaire de toutes les clés était toujours l’impassible, le mécanique, le glacial commis.

Mais j’ai peu parlé de ce personnage, quand en réalité il aurait dû nous occuper beaucoup, il est donc urgent de donner de lui une idée complète. Juan de Dios était sans l’ombre d’un doute un excentrique car, à cette époque-là aussi, il y avait des excentriques. Un homme qui ne parle pas, qui ignore ce qu’est le rire, qui ne fait pas un pas de plus qu’il ne faut pour aller à la rencontre de la pièce de toile qu’il doit vendre, du mètre qui lui sert à mesurer et de la caisse où il garde son argent ; un homme qui en toute circonstance de la vie semble une machine couverte de peau humaine pour imiter au mieux notre nature libre, mobile et impressionnable, il doit porter au-dedans de lui quelque chose d’ignoré et d’exceptionnel. Cependant, peu de temps après avoir connu Juan de Dios, il arriva un événement dans le mystérieux engrenage des pièces de ce meuble en mouvement.

Durant ces jours-là, don Mauro et doña Restituta s’étaient entretenus avec étonnement de l’étrangeté des nombreuses distractions de Juan de Dios. Juan de Dios qui, vingt ans durant, ne s’était sans doute jamais trompé dans ses mesures ou ses comptes, comptait et mesurait comme un petit commis nouvellement arrivé d’Alcarria. Il y avait quelque chose de plus alarmant. Juan de Dios se promenait dans la boutique sans rien faire, ce qui était aussi extraordinaire que le choc d’une planète contre une autre ; Juan de Dios demandait au client s’il voulait de la popeline, du cachemire, de l’organdi, du madapolam ou de la mousseline, et au lieu d’apporter ce qui était demandé, faisait demi-tour, se grattant la tête, allait à l’arrière-boutique, puis revenait demander parce qu’il avait oublié. En même temps, Juan de Dios était plus jaune et plus maigre, ce qui semblait impossible pour ceux qui l’avaient connu en ses bons jours, et son regard, toujours inerte et tristounet comme la flamme d’une bougie qui s’éteint, montrait dernièrement une résignation, une douleur qui ne souffre ni description ni peinture.

Un jour, les maîtres sortirent, le chargeant comme d’habitude de la garde de la maison. Inès, enfermée dans son cagibi, parla avec moi comme Thisbé à travers le mur, et dans mon désespoir, ne pouvant ni la voir ni la sortir de là, je pensai que je devais explorer le cœur du commis, pour voir s’il était possible de l’attendrir afin de protéger notre fuite. Je descendis à la boutique et après avoir parlé de choses et d’autres, je dis à Juan de Dios :

  • N’est-ce pas malheureux, monsieur don Juan, que cette jeune fille se meure de tristesse dans ce taudis ? Pourquoi ne la laissent-ils pas sortir dans la maison ? Est-ce une bête sauvage ?

Je remarquai sur le visage du commis une sorte de frémissement ou de lueur, puis il sembla que le peu de sang de son corps se retrouvait sur son front, il me parla ainsi :

  • Gabriel, tu as raison. Pourquoi l’enferment-ils ainsi alors qu’elle est si brave et si humble ?… Elle va bientôt être libre… dit Juan de Dios comme s’il se parlait à lui-même.

Ces mots réveillèrent chez moi beaucoup de curiosité et je décidai de le faire parler sur le sujet, feignant peu d’intérêt pour la jeune fille.

  • C’est vrai, dis-je, que si mal élevée…
  • Mal élevée, s’écria l’employé vivement. Toi oui, tu es un mal élevé et une brute. Quand je la vois si douce, si modeste, si belle, ça me fait pitié de la voir… Ici, la manière dont on la traite fait pitié…
  • Mais les maîtres sont très bons avec elle ; ils lui ont acheté une robe et don Mauro veut en faire sa femme.

En entendant cela, Juan de Dios devint tel que j’en eus peur.

  • Se marier avec elle, s’écria-t-il. Non, non, ce n’est pas possible.
  • C’est bien vrai que si la fille ne veut pas, pourquoi l’obliger ?
  • C’est vrai. Non, ils ne l’obligeront pas.

Je compris qu’il fallait changer de tactique et montrer beaucoup d’intérêt pour la prisonnière.

  • Eh bien, si elle ne veut pas, dis-je, ce sera une bonne œuvre que de la sortir d’ici.
  • Toi aussi, tu crois ça ? me demanda-t-il avec angoisse.
  • Oui. J’ai tellement pitié de la pauvre petite que si ça ne dépendait que de moi, j’aurais ouvert les portes pour que l’oiseau s’envole.
  • Gabriel, me dit Juan de Dios de manière solennelle, me mettant la main sur le bras, si tu es un garçon prudent et discret, je vais te confier un petit projet…

Il n’y avait plus qu’à feindre une grande indignation contre les Requejo, c’est ce que je fis en disant :

  • Eh bien, je dois l’être. Vous pouvez me confier ce que vous voudrez, surtout si c’est en lien avec cette gamine, parce que j’ai pitié d’elle, et si mon maître s’entête à la maltraiter, je ne pourrai plus le supporter et un beau jour…
  • Nos patrons sont des gens cruels, dit-il avec la gravité de quelqu’un qui révèle un important secret.
  • Que dites-vous ? Ils sont cruels, barbares, rapiats, ils seraient capables de vendre le Christ pour deux sous.

Le visage de Juan de Dios exprima un certain enthousiasme. Après hésitation, mi-sérieux, mi-souriant, il se serra le cœur des deux mains et me dit :

  • Gabriel, je suis amoureux, je suis fou.
  • De qui ? Pour qui ?
  • Ne me demande pas, devine. Je te le dis à toi seul ; je veux que tu m’aides. Je vois que tu as de bons sentiments et que tu détestes les geôliers d’Inès mais tu n’as pas bien fait attention à elle. Sa résignation ne fait-elle pas ton admiration, et sa modestie ? Et surtout, Gabriel, as-tu vu quelquefois une aussi belle fille ? Dis-moi, t’a-t-elle regardé une fois sans que tu en sois devenu fou ?

Juan de Dios le semblait en effet en disant ces mots.

  • Inès est une grande personne, répondis-je. Vous avez raison de l’aimer et encore mieux de la sortir de là. Mais, on dit que vous allez vous marier avec doña Restituta ?
  • Moi ? Tu es fou… Jusque-là, j’ai été tellement bête que j’en suis venu à me croire capable d’un si grand malheur. Mais, maintenant… As-tu connu femme plus répugnante ?
  • Non, il n’y en a pas d’autre pareille sur toute la terre. Mais, parlons d’Inès, c’est ce qui vous intéresse.
  • Oui, parlons-en. Ah ! Tu ne peux pas savoir comme je suis soulagé de te confier ce secret. Il me fallait quelqu’un à qui le dire pour ne pas tomber dans la désespérance. Depuis qu’Inès est entrée dans cette maison, j’ai ressenti des choses inconnues. Je m’étais souvent dit : «J’entends tellement parler d’amour, je ne sais même pas ce que c’est…» Mais, maintenant, je le sais… Ah ! j’ai passé toute ma vie à travailler comme une bête. Cela fait vingt ans, j’ai eu une aventure avec une femme qui vivait sous mon toit ; mais ça n’a pas été au-delà de trois jours. Je suis né en France, de parents espagnols, j’ai été élevé dans un couvent mais quand j’en suis sorti à vingt ans, j’étais persuadé que les femmes étaient toutes des démons, car c’est ce que me disaient les pères du couvent de Guétary. Alors, quand il en passait une auprès de moi, je baissais les yeux, prenant bien soin de ne pas la regarder. J’ai toujours été mélancolique et… je ne sais pas pourquoi les femmes m’ont déplu… Je ne vais jamais au bal, ni à des réunions. Ma vie est si monotone que je suis devenu tout triste et je m’ennuie, y compris de moi-même. Le dimanche, je vais faire un tour là-bas sur la Promenade des Mélancoliques et voilà, année après année, jusqu’à aujourd’hui… Je vais tout te raconter, point par point. Quand Inès est arrivée ici, il m’a semblé qu’elle n’était pas comme les autres femmes que j’ai toujours vues ; je suis resté hébété à la regarder jusqu’à ce que je me sois imaginé l’avoir déjà vue quelque part ; où ? je n’en sais rien. Sans doute, en moi. Toute cette journée-là, j’ai pensé à elle, et le lendemain, c’était un dimanche, je suis parti, après la messe, sur ma Promenade des Mélancoliques. Là, j’ai fait mille tours, m’imaginant parlant avec elle, et je lui disais tant de choses qu’à coup sûr, on ne pourrait pas tout écrire dans un grand livre. Il se passa quelque temps, Inès ne m’avait jamais regardé, jusqu’à ce qu’une nuit… nous étions en train de manger, je suis allé chercher une assiette et comme ma main tremblait, je l’ai fait tomber par terre, elle s’est cassée. Restituta se mit à pousser des cris et don Mauro me dit je ne sais quelle bêtise. Alors, Inès a levé les yeux et m’a regardé.

En disant cela, Juan de Dios montrait l’incomparable bonheur de l’amant qui reçoit une faveur immense de sa dame.

  • Allez, courage, lui dis-je ; la fille est belle et bien brave. Il faut que vous la sortiez de là.
  • Si je la sors de là ! Et comment donc ? s’écria-t-il, décidé. J’en suis persuadé. Mais j’ai besoin de lui parler, Gabriel ; j’ai besoin de lui dire ce que je ressens pour elle. Est-ce qu’elle va me rendre la pareille ? Crois-tu qu’elle va me rendre la pareille ?
  • Mais, imbécile, si vous voulez lui parler, vous n’avez qu’à aller dans sa chambre et entrer ? Les maîtres ne vous laissent pas les clés ?
  • J’ai essayé plusieurs fois de lui parler ; j’ai monté les escaliers, je suis arrivé près de la porte et je n’ai jamais eu le courage de lui dire : «Inès, j’ai un mot à vous dire.»
  • Eh bien, comme ça vous n’obtiendrez rien, lui répondis-je. Ah ! Voyez-vous, j’y pense à l’instant. Je suis fait pour ce genre de commission. Vous me donnez la clé, j’ouvre, j’entre, je lui dis que vous l’aimez et que vous cherchez la façon de la sortir de là. Qu’est-ce que vous en pensez ?
  • Tu as tort de croire que j’ai la clé de cette chambre. Ils me les laissent toutes, sauf celle-là.
  • Alors, tout est perdu.
  • Non, parce que je vais aller voir un serrurier qui va m’en faire une sur un modèle de cire, parfaitement identique. Alors vite fait, puisque tu te proposes de m’aider, écoute ce que j’ai pensé faire. J’ai là un bouquet de violettes que j’ai acheté ce matin. Tu le lui portes, tu lui jettes à l’intérieur par le soupirail qui est au-dessus de la porte et tu lui dis : «C’est un cadeau de quelqu’un qui vous aime», mais sans lui mentionner qui est ce quelqu’un. Ensuite, une autre fois que les patrons seront sortis, tu lui porteras une lettre que j’aurai écrite chez moi et qui a déjà huit pages, écrite d’une écriture merveilleuse. Tu vas le faire ?
  • A vos ordres.
  • Ah ! Gabriel. Depuis qu’elle est dans cette maison, je suis complètement retourné. Mais, dis-moi : Crois-tu qu’Inès m’aimera ; tu y crois ? Ah ! Je vais te le dire pour de bon, me voir aimé par elle une seule journée, j’accepterais de perdre la vie demain. Je te jure que si j’étais certain qu’elle ne peut pas m’aimer, j’en mourrais. Si Inès m’aime, je serai si heureux que… je ne sais pas ce qui se passerait. Mais, il faut bien, il faut bien qu’elle m’aime ; je l’emmènerai au bout du monde, là où il n’y a personne, et là, tous les deux, n’est-ce pas qu’elle doit m’aimer ? Je suis à présent en train de vérifier par quel chemin aller à ces îles désertes, qui, d’après ce qu’on raconte, sont… je ne sais où… Je la sortirai de là, Gabriel ; nous irons elle et moi, si elle veut bien, et sinon on ira quand même. Quand cela arrivera, je me crois capable de tout ; de tuer celui qui m’en empêcherait, de vaincre toutes les difficultés qui se présenteraient, de me charger de toute la terre et de boire toute la mer, s’il le fallait… Gabriel, vas-tu porter à Inès le bouquet de violettes? Moi, j’ai peur d’aller… Quand je lui aurai parlé une fois, je n’aurai plus ce trouble… N’est-ce pas ? Tu crois, toi, qu’elle va m’aimer ?

La passion de Juan de Dios avait une certaine férocité. Avec cette timidité naïve, le cœur de cet homme abritait une détermination impétueuse et une énergie suffisante pour porter à bien son difficile projet. Le secret me causa autant d’étonnement que de crainte parce que, même si l’amour du commis pouvait être d’un grand secours pour l’évasion d’Inès, il pouvait aussi être un obstacle. En pensant à tout cela, je m’éloignai de lui, pour porter les violettes, sorties d’un tiroir où il conservait ses plumes ; je montai et me mis à parler à ma malheureuse amie.

  • Inès, lui dis-je, en lui jetant le bouquet  par le soupirail, prends ces fleurs que j’ai achetées pour toi.
  • Merci, me répondit-elle.
  • Ma petite, continuai-je, mets-les sur ton sein afin que ta sorcière de tante ne les découvre pas. Elles sont bien rangées ?
  • C’est ce que je suis en train de faire, répondit-elle, d’une voix douce, à l’intérieur de la chambre. C’est bon, c’est fait.
  • Ecoute, ma petite Inès, mets ta main sur ton cœur et jure-moi que tu n’aimeras que moi et personne d’autre ; pas même don Mauro, ni Juan de… je veux dire… personne d’autre.
  • De quoi parles-tu ?
  • Jure-le-moi. Tu vas bientôt être libre, ma colombe. Mais quand tu seras une dame riche, une comtesse, et que tu auras un palais avec des laquais et des propriétés, te souviendras-tu de moi ? Mépriseras-tu le pauvre Gabriel ? Jure-moi que tu ne me mépriseras pas.

La prisonnière riait dans sa prison.

  • Allez, adieu. Mets-toi dans l’axe du trou de la serrure que je te voie. Que tu es belle ! Adieu, je crois que tes sympathiques tontons arrivent… Oui, j’entends là, la voix de ce vautour de don Mauro. Adieu.

[1] Les Jésuites ont été chassés d’Espagne en 1767 !

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