Nazarín, Quatrième partie

Traduit para Daniel Gautier

1

José Antonio de Urrea ne se faisait pas à sa solitude, car depuis le moment de la disparition de la Comtesse de Halma, arrachée de sa présence dans un char à banc, pas un char de feu, il vivait plongé dans un océan de tristesse, sans autre passe temps que mesurer d’un œil languide l’ampleur du vide urbain qui l’entourait. Madrid, avec toute son agitation et les mille charmes de la vie sociale, avait fini par être pour lui une steppe, dans l’aridité de laquelle il ne pouvait cueillir  aucune fleur, ni celle du bien ni celle du mal, pour se consoler.  Il  passait ses journées couché sur le sofa, ruminant son amer dégoût de la lecture, du travail, même de la méditation. Le soir, il se lançait hors de chez lui, cherchant à soulager sa mélancolie en vadrouillant sans arrêt par les rues et les places. Il n’avait pas remis les pieds ni le soir ni la journée chez ses parents, envers lesquels il ressentait une indifférence proche de l’horreur. Ses amis intimes d’antan, compagnons de débauche, lui étaient devenus antipathiques et il les fuyait comme le choléra. De ses amitiés de l’autre sexe, n’en parlons pas : elles lui étaient, plus qu’antipathiques, odieuses. Malgré tout, une nuit son  ennui fut si profond et si vif son désir de trouver quelque chose avec quoi son cœur puisse se distraire, qu’il se laissa tenter par le démon des souvenirs. Il avait pu croire un moment qu’en rafraîchissant d’anciennes amitiés, il se consolerait ; mais il ne fit qu’arriver aux portes du vice et il recula effrayé. Les tentations ne faisaient qu’exciter son imagination, mais sans pouvoir vaincre la forteresse de sa volonté.

Un autre aspect fort singulier de son esprit était que toutes les personnes qu’il connaissait, s’étaient transformés dans son critère social autant que dans ses affects. Le cousin Feramor n’était qu’un pantin, une intelligence secondaire, pétrifiée dans les formules du positivisme et vernissée par la politesse anglaise ; Consuelo et María Ignacia, deux bêcheuses, chez qui on trouvait la vulgaire commère, pour peu que l’on gratte un peu la mince pellicule aristocratique qui les recouvrait ; des  femmes sans foi, sans chaleur morale, ignorant tout ce qui était grave et sérieux, ne connaissant que les frivolités qui les auraient conduites à la débauche, au vice même, si le milieu social et la position de leurs maris respectifs ne les retenaient pas ; la marquise de San Salomó, une snob dans tout le sens du terme, qui voulait jouer les grands rôles avec une fortune médiocre,  qui se donnait des airs de femme supérieure parce qu’elle maraudait des phrases dans des romans français et qu’elle avait dans ses soirées une demi-douzaine d’hommes à la fois politiciens et gens de lettres qui possédaient un certain chic pour dire du mal du prochain : Zárate, un savant rasoir, qui collectionnait les noms d’auteurs étrangers et les titres d’œuvres scientifiques, comme les gamins collectionnent des timbres et des boites d’allumettes ; Jacinto Villalonga, un politicien corrompu, de ceux qui empoisonnent tout ce qu’ils touchent et font de l’Administration une foire d’empoigne où chacun se sert ; Severiano Rodríguez, encore un drôle, mal revêtu d’une dignité hypocrite ; le général Morla, un Diogène dont le tonneau était le casino ; le marquis de Casa-Muñoz, une oie, digne d’habiter sur les étangs du Retiro[1] ; et de la même manière, tous ceux qui, autrefois, provoquaient en lui envie ou estime, se dégradaient à ses yeux, au point que lui, José Antonio de Urrea, considéré avec mépris et pitié, se considérait maintenant supérieur à eux tous. Pour lui, toute l’Humanité se condensait en une seule personne : la céleste Catalina de Halma, résumé de toute ce qui existe de bien dans notre Nature, le mal étant absolument exclu ; avec l’absence, que la dame elle-même lui avait imposée comme dernière étape de son processus éducatif, la figure morale et religieuse de sa maîtresse prenait des proportions colossales dans l’âme du disciple, et la vénération qu’il ressentait à son égard frisait le délire. Ses insomnies étaient un martyre et une consolation, parce que dans la solitude de la nuit, son cerveau excité savait tromper la réalité, en entendant la propre voix de Halma et en voyant entre de vagues clartés la figure même de la noble dame. « Je vais finir complètement fou » se dit-il un matin, et en le disant, il prit la décision téméraire qu’il devait mettre fin à sa solitude. Il ne s’arrêta pas pour y réfléchir davantage, afin de ne pas s’en repentir, et en l’espace de quelques heures ils vendit ses instruments de zincographie et d’héliogravure,  céda la maison, arrangea un petit bagage, et une fois liquidées quelques affaires courantes, il s’en alla chercher des informations pour la diligence de Aranda.  « Je n’en peux plus, je n’en peux plus –disait-il en courant de rue en rue-. Je lui désobéis ;  mais elle me pardonnera, si elle veut bien. Et si non, j’affronte sa colère. Tout plutôt que ce vide dans lequel je meurs. »

La diligence pour Aranda était déjà partie, quand il arriva à l’Agence, et ne voulant pas attendre vingt-quatre heures de plus pour se lancer hors de Madrid, qui avait fini par être son Purgatoire, il prit un billet pour une diligence qui à l’aube partait pour Torrelaguna. Impatient de partir, la nuit lui parut très longue. Une heure avant le départ, il était déjà à l’Agence, craignant de rater la diligence. Ce que fit cette dernière, c’est retarder d’une demi heure le départ, mais à la fin, grâce à Dieu, notre homme se vit sur le siège avant, près du postillon, et les maisons de Madrid, les unes après les autres, restaient derrière lui, oh joie !, et derrière restèrent aussi les réservoirs de Lozoya[2], et les petites maisons des inspecteurs de l’Octroi à Cuatro Caminos et Tetuán[3] ; ensuite, tout n’était que champs, la steppe du nord de Madrid, par endroits émaillée d’un vert riant, bijou des premiers jours d’avril, et limitée par le grandiose panorama de la Sierra.  Son cœur se gonflait, l’air ensoleillé et pur lui remplissait les poumons de vie. Depuis son enfance il ne s’était pas vu aussi  content et n’avait pas joui d’un matin aussi heureux et splendide. Il se sentait enfant, chantait en duo avec le postillon, et la seule chose qui, de temps à autre, obscurcissait le soleil de son bonheur, était la crainte qu’Halma ne se fâche à cause de sa désobéissance.

Et à la vérité, le destin, ou pour parler chrétiennement, la Providence divine, ne lui furent pas favorable dans ce voyage, sans doute pour punir son indiscipline, parce qu’avant d’arriver à Alcobendas, l’une des bêtes de trait (l’histoire dit que ce fut  la Gallarda) fit connaître son inébranlable résolution de ne pas continuer à tirer la diligence, sans doute à cause de brouilles et de frictions avec le postillon. Et ni les furibonds arguments, que ce dernier lui appliquait sous forme de coups de bâton, n’arrivaient pas à la convaincre du préjudice que son obstination causait aux voyageurs. De fil en aiguille, l’arrêt d’Alcobendas, qui devait être bref, dura une bonne heure, et ensuite, et en fin de compte, il s’avéra que  le canasson qui avait remplacé la Gallarda boitait horriblement. Urrea pensait arriver à San Agustín à midi, et à deux heures il manquait encore un bon bout de chemin. Mais le pire fut que, à environ un tir de fusil au-delà de Fuente el Fresno, une des roues dit, avec un craquement formidable, qu’elle se laisserait réduire en morceaux plutôt que de faire un tour de plus, et voilà nos voyageurs debout, sans savoir s’ils devaient rester ou retourner au village par où ils venaient de traverser. Urrea n’hésita par une minute, et confiant sa valise au postillon pour qu’il la laisse à San Agustín, il se mit à marcher résolument vers ce bourg. En marchant à bonne allure, il arriverait à la fin de l’après-midi, et  c’était bien le diable s’il ne trouvait pas une monture pour l’emmener à Pedralba.

Il marcha à une allure soutenue et sans ressentir de  fatigue, et alors qu’il pensait avoir parcouru plus d’une lieue, il demanda à un homme qui allait dans la même direction sur un petit âne :

  – Mon brave ami, suis-je encore très loin de San Agustín ?

  – Environ une  petite demi-heure.

  – Pourrais-je trouver là-bas une monture pour aller à Pedralba ?

  – A Pedralba, monsieur…, à la maison des fous ?

  – La maison des fous !

  – Ouais, c’est une façon de parler. Nous l’appelons ainsi depuis que s’y trouve cette dame qui a amené je ne sais combien de détraqués pour les soigner.

  – Doña Catalina, comtesse de Halma, que tout le pays respectera et vénérera comme une sainte.

  – Et moi, je vous affirme,  monsieur,  que, sauf votre respect, c’est comme je vous le dis. Savez-vous ce que l’on raconte dans le village ?

  – Quoi, mon ami, quoi ?

  – Que cette doña Catalina est reine, oui, monsieur, une reine ou une impératrice de l’étranger de là-bas très loin, et qu’il ya  eu une rigolution, et que pour cela ils l’ont chassée du trône, et que le très Saint Père l’a envoyée ici pour faire pénitence. C’est ça qu’ils disent ; moi, je ne sais pas.

  – Des histoires. Mais, enfin, pourrai-je aller à cheval à Pedralba ?

  – Vous le dire pour de sûr, je ne puis, monsieur. En arrivant, vous verrez la question. Pour les chevaux, il faut voir le curé.

  – Don Remigio Díaz, n’est-ce pas cela ? Je le connais de nom et par la réputation de son mérite. Et monsieur le curé pourrait me procurer… ?

  – Pour en avoir, il en a : un bidet, et pour être plus précis, une ânesse, sœur de celui-ci. Et si monsieur est fatigué et veut monter un peu ….

Et sans attendre la réponse, le débonnaire paysan descendit, offrant son âne au monsieur. Urrea n’hésita pas à l’accepter, plus que par fatigue, pour ne pas refuser une attention aussi courtoise. Menant sa monture au rythme de son maître, José  Antonio continua à demander des informations sur les habitants de Pedralba.

  – Et celle que vous croyez reine a dû venir dans un carrosse magnifique, escortée de laquais et de serviteurs…

  – Non, monsieur… Quelle rigolade ! Elle est venu dans un char. Il semble qu’elle ait fait le vœu de vivre comme une pauvre tant qu’on ne lui rendra pas le royaume qu’on lui a enlevé. D’abord est arrivé un chariot avec des meubles, des coffres de vêtements et des choses pour la toilette des grandes dames. Ils ont amené un miroir de plus d’un mètre, et beaucoup d’autres ornaments de palais royaux. Après, le chariot est revenu amenant la dame, toute habillée en noir comme la Vierge de la Solitude.

  – Et ces fous qu’elle loge chez elle, ils sont arrivés avant, je crois.

  – Oui, monsieur. C’est Cecilio qui les a amenés, et ils sont là, en liberté. On dit que l’un est un curé voyageur, et l’autre le premier musicien de la chapelle des palais abandonnés d’Angleterre. De l’une des femmes, on dit que c’est une folle médecin, et qu’elle guérit toutes les maladies de flatulence simplement d’un regard, et de l’autre, on dit qu’elle a la main la plus habile pour saler les cochons que la dame ait eu dans son royaume.

  – Bon –dit Urrea, en s’arrêtant et en descendant du bourricot-. Je me suis reposé. Grand merci, et remontez en selle, parce que, si je ne me trompe pas, nous sommes tout près, et ces maisons que l’on voit là-bas sont les premières maisons du village.

  – C’est tout à fait vrai. Nous arrivons –dit le paysan, en jetant un regard vers un groupe de gens qui, entre les arbres, à droite de la grand’route, s’en approchait-. Monsieur, monsieur… Voilà don Remigio, notre roublard de curé…Je dis roublard parce qu’il connaît plus de tours que  Merlin l’Enchanteur.  Regardez-le : il se dirige vers nous et vous regarde beaucoup.

Urrea vit que s’approchait de lui, se détachant du groupe d’un pas pressé, un prêtre jeune, pétulant, le manteau accroché aux épaules, un bonnet de velours noir sur la tête et portant un bâton noueux. Le madrilène ôta son chapeau pour le saluer, et le jeune curé lui demanda avec une extraordinaire vivacité s’il était don José Antonio de Urrea.

  – Votre serviteur, monsieur le curé.

  –  Halte-là. Considérez-vous comme prisonnier –dit le prêtre sur un ton qui mêlait l’humour et la parfaite courtoisie-. Pas un mot, vous venez avec moi à la prévention, monsieur de Urrea, où je vous ai préparé un modeste lit pour vous reposer, un dîner frugal et un jument pour vous emmener à Pedralba.

  – Monsieur le curé, que de gentillesse ! Mais permettez-moi de m’étonner de cette prévision qui semble surnaturelle. Je n’ai pas annoncé mon voyage.

  – Mais ce que vous n’annoncez pas, parce que vous êtes venu comme un collégien qui fait un fugue, d’autres les devinent.

  – Je ne comprends pas.

  – Madame la comtesse m’a dit hier : « J’ai laissé à Madrid un cousin à moi un peu fou-fou, avec l’ordre absolu de ne pas bouger de là-bas, pour ne pas négliger les obligations que je lui ai imposées. Mais je le connais, il va se fatiguer, et il voudra venir me voir, sous prétexte de recevoir de nouveaux ordres. Cela sera aujourd’hui ou demain au plus tard. Quand il arrivera à San Agustín, monsieur don Remigio, faites-moi le plaisir de prendre soin de lui, de lui offrir l’hospitalité s’il arrive la nuit, et de lui procurer une modeste monture pour qu’il vienne à Pedralba. »

  – Je suis ravi, monsieur le curé –dit Urrea, fou de joie-. On dirait un rêve, un conte de fées…, et vous le génie protecteur, et moi…, je ne sais à quoi je ressemble moi, le plus heureux des hommes…, et en ce moment le plus reconnaissant des voyageurs.

2

Ils se dirigèrent vers la maison rectorale escortés par les gens qui étaient allés se promener avec don Remigio, et celui-ci fit les frais de la conversation pendant le trajet, avec une pensée sincère à la mémoire du saint don Manuel Flórez, et s’apitoyant sur l’oncle Modesto qui avait dû resté tout triste et solitaire avec ce malheur. A la porte les accompagnateurs prirent affectueusement congé, et don Remigio et son ami improvisé entrèrent.

  – Valeriana, Valeriana –cria le jeune curé depuis la porte, et comme était apparue une grosse

 femme, qui avait pris de l’âge autant que des kilos, il lui dit- : Voici le monsieur que nous attendions, ou que nous croyions voir arriver de Madrid aujourd’hui, demain, ou après-demain. Nous allons vite dîner, Valeriana, et que  monsieur dise ce qu’il voudra ; il a un solide appétit. N’est-ce pas que c’est vrai ?

Urrea remercia poliment,  ajoutant avec une certaine timidité qu’il désirait arriver vite à Pedralba.

Restez calme…. Et convainquez-vous que vous êtes séquestré –lui dit le prêtre avec cet humour hospitalier dont usent généralement les riches de la campagne-.  Parce que vous croyiez que j’allais vous lâcher si vite ?   Monsieur de Urrea se fait des illusions. Ecoutez : il fait déjà nuit, et il n’y a pas de lune ; le chemin d’ici à Pedralba est très mauvais pour aller à pied, et à cheval c’est impossible, parce que le fils du maire a emmené ma monture à Torrelaguna, et à cette heure-ci il n’est pas encore revenu. Donc résignez-vous, et demain, à la fraîche, vous vous en irez, ; en compagnie de votre serviteur, qui doit aussi rendre visite à madame la comtesse.

Que pouvait faire d’autre l’impatient voyageur que se résigner à la volonté de Dieu, représenté à cette occasion par le bon et pétulant don Remigio ? Ils entrèrent dans une vaste pièce, villageoise, cléricale, aux murs blancs, avec des vieilles poutres apparentes au plafond, propre, qui sentait l’église et la grange, avec différents objets religieux en guise décoration, enveloppés de tulle rose pour les protéger des mouches. La fille de la gouvernante apporta une lampe, car il faisait déjà presque nuit, et don Remigio fit asseoir son hôte sur le grand sofa de Vitoria avec sa couverture de percale rouge à ramages, tandis qu’il occupait un fauteuil vert, dont les accoudoirs et le dossier étaient recouverts d’étoiles au crochet[4]. Face à face tous les deux, Urrea put observer la physionomie du jeune prêtre, qui était un homme d’environ trente-cinq ans, très maigre, de taille moyenne, la tête et les mains toujours en mouvement, car il ne parlait pas moins avec elles qu’avec la voix. Sur son visage, se détachait un nez petit, pointu et rouge, sur l’arête duquel reposait maladroitement la monture de ses lunettes, et comme il restait entre celles-ci et les yeux un espace plus grand que la normale, notre homme  tantôt baissait la tête pour regarder par-dessus ses verres, tantôt la levait pour regarder au travers. La petitesse du nez l’obligeait à porter sa main vers les lunettes trois ou quatre fois par minute, non pas pour les empêcher de tomber, mais parce qu’entre la main, le nez et les lunettes  il y avait cet instinctif signe d’intelligence. Tout le visage avait un teint assez soutenu, et les oreilles plus encore, et son regard révélait finesse, pénétration et un naturel bon et tolérant. Urrea trouva chez don Remigio une extraordinaire ressemblance, sauf dans l’âge, avec la physionomie expressive, inoubliable de don Juan Eugenio Hartzenbusch[5]. Et au cours de la conversation,  déjà en confiance, il s’aventura à le lui dire. Don Remigio éclata de rire, et lui répondit :

  – D’autres m’ont fait la même observation. Indubitablement, je ressemble à l’illustre poète, au grand érudit et académicien, honneur et gloire des lettres espagnoles. C’est un triste honneur pour moi, parce que la ressemblance du visage rend plus évidente la dissemblance intellectuelle entre un homme d’un si grand mérite et ma très modeste personnalité.

  – Oh ! Ne vous rabaissez pas, mon cher –lui dit Urrea allant au devant de cette modestie, quelque peu affectée-. Nous savons, nous savons bien ce que vous valez…

  – Par le Ciel, monsieur Urrea !…  Et même si un homme valait quelque chose, plus par l’étude que par ses dons naturels, à quoi cela lui servirait-il dans ce bout du monde, dans cet exil ?…

Avec la rapidité de l’oiseau qui saute d’un perchoir à un autre dans l’étroitesse de sa cage, don Remigio sautait d’un sujet à un autre dans la conversation.

  – Mais, vous ne savez pas, monsieur de Urrea ? –dit-il, en se levant du fauteuil pour s’asseoir sur le sofa-. Vous ne savez pas qui est mon hôte  depuis deux jours ? Quelle surprise je vais vous faire ! Vous ne devinez pas ?

  – Non, monsieur.

  – Eh bien, le père Nazarín en personne.

  Urrea bondit de son siège, et don Remigio en fit autant, et, en se levant,  il imposa le silence à son hôte, en lui disant à voix basse :

  – Nous allons allez le voir et l’observer sans qu’il s’en rende compte. Venez avec moi.

Il l’emmena dans un couloir tortueux, au bout duquel il y avait une porte à panneaux, petite et solide. La clarté de la cuisine, qui  dans l’un des renfoncements sur la gauche se révélait par ses piquantes odeurs, leur permettait de parcourir sans encombre cette partie de la maison, qui, par son irrégularité était un modèle d’architecture paysanne. Avant d’arriver à la porte, qui dès le premier abord avait semblé mystérieuse à Urrea, don Remigio murmura quelques explications à l’oreille de son hôte.

  – Dans cette pièce, que mon prédécesseur avait destinée à l’élevage de pigeons, j’ai installé ma très modeste bibliothèque. Notre homme est là. Par ce judas qu’il y a dans la porte, regardez bien,  du diamètre d’un douro, vous pouvez le voir…

Le faible rayon de lumière qui venait du judas guida José Antonio, qui,  y fixant son regard, vit une pièce, dont il ne put apprécier la grandeur, et au centre de celle-ci, près d’une table, face à la porte, un homme assis… La lumière d’une lampe à huile à deux becs, de ceux qui maintenant sont archéologiques, lui éclairait le visage, et tout d’abord l’observateur ne le reconnut pas. C’était un prêtre, vêtu exactement comme don Remigio, avec un bonnet en velours et une soutane. Il feuilletait un gros livre, et après avoir fixer son attention et son index sur un page, il écrivait rapidement sur des feuilles placées à même le livre.

  – Mais ce n’est pas lui… -murmura le visiteur, éloignant son visage du judas.

  Le curé lui dit de bien le regarder, et, en effet, après l’avoir beaucoup regardé, José Antonio reconnut et jugea que le prêtre de la bibliothèque était le père Nazarín en personne.

  Le prenant par un bras don Remigio reconduisit son hôte au salon pour pouvoir parler en toute liberté, et avant d’y arriver il lui dit :

  – Evidemment, vous avez mis du temps à le reconnaître, parce que vous vous le représentiez comme vous l’aviez connu à Madrid, avec une barbe et en habit de mendiant. C’est comme cela que doña Catalina nous l’a amené. A parler franchement, j’étais très curieux de voir cet homme, parce que je connais le livre de ses aventures chrétiennes inouïes qui circule, j’ai lu aussi dans la Presse une grande quantité d’informations autour du procès, et ainsi, dès que j’ai su qu’il était arrivé, je me suis présenté à Pedralba avec mon ami Laínez, le médecin du village. Imaginez notre étonnement, monsieur de Urrea, quand nous lui avons parlé et que nous avons remarqué chez lui un clair discernement, une étonnante sérénité, et une mansuétude évangélique, dont je crois qu’il n’y a  pas d’autre exemple. Il est certain, en dépit de ces signes, que la folie existe. Ce n’est pas pour rien que l’on bénit l’eau, et ce n’est pas sans motif que les médecins et la Cour l’ont déclaré   irresponsable des actes  extravagants  qui figurent dans le procès. Mais, malgré tout, monsieur de Urrea, cet homme est arrivé à m’intéresser, je me suis pris d’amitié pour lui depuis les quelques jours que nous nous connaissons, et…, comment dire, je ne le considère pas comme irrécupérable, ni tant s’en faut. La piété angélique de madame la comtesse, et notre modeste coopération finiront par triompher du mal qui s’est infiltré dans le cerveau de notre brave homme, et nous le rendrons  équilibré et en bonne santé  à l’Église militante, dans laquelle, ou je me trompe beaucoup, ou il peut être un élément d’une grande valeur.

  – Mais cette transformation …

  – J’y viens. Par mille artifices, j’avais essayé, lors de mes premières visites à Pedralba, d’éveiller en lui l’orgueil, et je n’y suis pas parvenu, non, pas du tout. Nous croyions tous qu’il se plaindrait de ceux qui, d’une manière et d’une autre, l’avaient malmené depuis quelques mois. Rien de tout cela. Ni contre la justice, ni contre la Presse, ni contre personne il n’a prononcé la moindre récrimination, et il ne considère ni cruel ni injuste ce qu’on lui a fait. Ceci est bien bizarre, n’est-ce pas ? Laínez me disait : « Il est très étrange que nous n’observions chez  lui pas la moindre lueur de délire de persécution, qui est l’un des symptômes primordiaux… » Si le délire c’est d’aimer sans restriction aucune, et  louer et vanter comme des bienfaits les outrages qu’il a reçus, c’est là que peut se trouver le début de la désorganisation cérébrale. Je vous dis que ce cas nous  laisse stupéfaits.

  – Réellement…

  – Eh bien, vous allez voir. Pour le prendre en défaut, je lui dis : « Père Nazarín, ce doit être une grande contrainte pour vous de ne pouvoir maintenant aller pieds nus et en haillons sur les routes. » Réponse : « Pour moi, monsieur don Remigio, aucune situation que m’imposera celui qui doit et peut le faire, n’est une contrainte. J’ai mendié quand j’ai cru que je devais vivre comme les plus malheureux et les plus nécessiteux. Dieu, dans mon cœur, m’ordonnait d’agir ainsi, et aucune loi humaine ne me l’interdisait. Mais, en même temps que la pauvreté, ou avant peut-être, Dieu m’ordonne l’obéissance. J’errais en liberté. La loi humaine m’a barré la route et m’a ordonné de la suivre. J’ai obéis. Je me suis soumis sans mot dire à tout ce qu’il ont voulu faire de moi. J’ai répondu avec vérité à tout ce que l’on m’a demandé.  J’étais d’accord d’avance avec la sentence que l’on prononcerait contre moi, quelle qu’elle  soit. Ils ont décidé que je suis malade. Ils m’ont donné à choisir, pour mon repos, entre un asile et la demeure patriarcale et champêtre de madame la comtesse de Halma, et j’ai préféré cette dernière solution.  Vous me voyez ici tout disposé, aujourd’hui comme hier, à la plus grande obéissance. Madame doña Catalina, et vous, monsieur le curé, par délégation de la loi ecclésiastique, qui maintenant remplace la loi civile pour ma punition, ma correction ou ma guérison, car il doit y avoir un peu de tout, vous êtes les maîtres de mes actions et de ma vie. Je ne suis pas libre, et je ne veux pas l’être, si ceux qui en savent plus que moi décident qu’on ne doit pas me donner de liberté.

  – C’est étrange, oui…

  – Eh bien vous allez voir. Je lui dis : « Mon cher Nazarín, si madame la comtesse y consent, vous décidez-vous a venir avec moi quelques jours dans ma modeste maison de San Agustín ? » Réponse : « Je ne décide de rien. Je vais là où on m’emmènera. »

  – Comme le perroquet du conte ?

  – Exactement. Avec la permission de madame, je l’ai amené ici, et chemin faisant, j’ai eu l’idée de le sonder en théologie.  Étonnant, monsieur de Urrea. Il s’exprime avec simplicité, sans emphase doctorale ni littéraire, et mon homme est si fort, que je n’ai pas pu l’attraper, si peu que ce soit, pour fausseté de logique ou faux-pas hérétique. Dans ses opinions, pas la moindre trace de démence, mon cher monsieur de Urrea, d’où je déduis, et sur ce point mon ami Laínez est d’accord avec moi, que la folie, si elle existe, ne se trouve pas dans la partie des espaces cérébraux qui sert de véhicule aux idées, mais dans cette partie, dans laquelle   passe tout ce torrent des actions, de la conduite, monsieur de Urrea.  Est-ce clair ?

  – Oui. Mais la transformation personnelle…

  – J’y arrive…

La gouvernante annonça que le dîner était prêt.

  – Nous y allons. Eh bien, quand il est arrivé ici, je lui ai dit : « S’il est vrai que  moi je commande et vous, vous obéissez, ami Nazarín, vous allez sur le champ vous raser et vous habiller avec mes vêtements. » Eh bien, aucun problème. Moi-même je l’ai rasé. Cela a été une crise de rire… Et ma modeste garde-robe et mes chaussures, monsieur Urrea, comme s’ils étaient fait à sa taille. Quand il les mettait, je lui ai dit : « Comme la contrainte de cet habillement civilisé va vous paraître bizarre, habitué que vous êtes à une apparence sauvage et biblique, d’après les journalistes ! »  encorer qu’appeler biblique… !  Eh bien, que croyez-vous qu’il m’a répondu ?

  – Monsieur le curé –revint dire la gouvernante-, le dîner refroidit.

  – Il a dû répondre que l’habit ne fait pas le moine.

  – Nous y allons de suite… Et que lui n’avait jamais fait  attention aux différences entre ce type de vêtements et les autres. Il a dit encore plus. Monsieur de Urrea, passons dans ma modeste salle à manger… Mot pour mot:  « Le vêtement que vous appelez sauvage, monsieur don Remigio, je ne le considérais pas comme indécent au cours de ma vie errante et au milieu de gens très pauvres. Mais ceci ne veut pas dire que je le préfère systématiquement à tous les autres styles et manières de couvrir son corps, car ce serait de l’affectation, et, grâce à Dieu, il n’y a pas de place en moi pour l’affectation. »

  – Il nous a dit la même chose un jour à l’hôpital, quand avec les journalistes et beaucoup d’autres personnes qui allions le voir, nous nous sommes permis de l’interroger… Mot pour mot : « Vous pourrez voir en moi tout ce que vous voudrez ; mais l’affectation, vous aurez beau regarder, vous ne la verrez jamais. »

3

Nazarín, que l’on avait appelé pour le dîner, prit place à gauche de notre don Remigio, après avoir salué Urrea avec les formules habituelles de la politesse, sans excès de courtoisie, et sans manifester ni joie ni peine de le voir. On aurait dit que sa présence ne lui causait pas la moindre surprise, soit parce qu’il ne s’étonnait de rien soit parce qu’il avait prévu la visite du protégé à sa protectrice. Le curé bénit le repas, et tous trois attaquèrent la soupe à l’ail, qui était fort condimentée, grasse, relevée et épaisse. Nazarín ne parlait pas sauf pour répondre à ce qu’on lui demandait, et don Remigio mettait tout l’agrément  possible dans ses phrases de facile venue. La soupe précéda deux plats substantiels, de volaille le premier, le deuxième de mouton, le tout bien plein d’épices odorantes, succulent, bien fait. Le vin avait un horrible goût de poix. L’odeur de paille brûlée, répandue dans toute la demeure, semblait aller de pair avec celle du repas, et  il ne déplaisait pas à Urrea de la sentir et de la mâcher. Ce n’était pas simplement la maison ;  le village et la région entière dégageaient cette odeur, que l’étranger croyait porter désormais en lui.

  – Pour que notre ami don Nazario ne soit pas oisif –dit don Remigio, parmi d’autres choses-, je lui ai proposé de me faire un résumé du livre très savant du maître frère Hernando de Zárate, Discours sur la patience chrétienne. L’oeuvre se compose de huit livres, chacun desquels contient au moins une douzaine de discours, tous sur le même thème. Il faut qu’il le lise tout  entier, en annotant le sens particulier et les explications de chacun sur des feuilles de papier séparées. Eh bien, vous avez là, Monsieur de Urrea, un homme si appliqué , qu’en trois jours il a ingurgité quelque chose comme quarante discours, et le voilà déjà au  quatrième livre qui traite…

  – Des raisons que nous avons pour être patients et nous consoler dans les épreuves –dit Nazarín sans attacher d’importance à son travail. C’est facile. Nous aurons bientôt fini.

  – J’ai l’impression –souligna Urrea ironiquement- que cela doit être extrêmement amusant.

  – Il n’y a qu’à  mettre en pratique en lisant et en écrivant –remarqua l’homme de la Manche- la vertu même à laquelle le maître Zárate consacre sa grande œuvre.

  –  Mais vous ne mangez rien, mon cher Nazarín –observa soudainement don Remigio-. C’est  toujours la même chose. Parce que Laínez dit qu’il faut que vous mangiez…, du solide, et  vous forcer à manger de la viande surtout.       

  – Monsieur le curé –répondit Nazarín avec timidité-, je mange ce  que je peux ; je ne sais pas aller au-delà de ce que mon corps me demande pour se soutenir.

  Comme Urrea voulait conduire la conversation sur le thème  qui lui tenait le plus à cœur, qui était sa cousine et tout ce qui s’y rapporterait, il interrogea les deux prêtres, se réjouissant d’avance des éloges qu’il espérait entendre sur l’illustre dame.

  – Moi je dis en pleine conscience –affirma le prêtre de San Agustín- que je ne crois pas qu’existe au monde une personne d’une vertu plus pure et d’idées plus hautes. Si, d’un côté, je vois en elle une image du grand empereur Charles Quint d’Allemagne et 1er d’Espagne, qui après avoir régné sur les peuples, avoir goûté jusqu’à la satiété toutes les grandeurs humaines, s’enferme dans un humble monastère pour consacrer à Dieu le reste de sa vie, de l’autre, je trouve madame la comtesse de Halma plus grande que ce souverain, car si les biens auxquels elle renonce n’ont pas autant de valeur, la pauvreté et l’humilité qu’elle accepte sont plus méritoires. Madame la comtesse est jeune, et consacre à la charité et à la prière les meilleures années de sa vie. Et je vois une autre grande différence en faveur de notre doña Catalina –ajouta-t-il avec un petit ton  pédant-, et c’est que le monarque, maître de la moitié du monde, apporta à la solitude de Yuste, d’après ce que disent les chroniques,  d’innombrables serviteurs, des cuisiniers, des maîtres d’hôtel, des écuyers et des laquais, et une bonne quantité de victuailles, pour que dans son exil volontaire, il ne lui manque rien de ce qui flatte le goût d’un magnat dans sa vie palatine. Mais cette dame, qui est venue à Pedralba sur une charrette, n’a apporté que les objets indispensables relatifs à la propreté et au soin d’une noble dame, qui, même dans la pénitence, veut être propre, et son escorte est une cour de mendiants et de gens misérables ou malades, auxquels elle veut consacrer ses soins. Exemple unique, messieurs, exemple inouï, et qui est la plus grande merveille de cette époque de positivisme, de cette époque d’égoïsme, de cette époque de matérialisme.

  – Donc –dit Urrea avec une joie profonde- vous convenez avec moi que ma cousine est une exception, humaine, un être dans lequel se révèlent les traits de l’inspiration divine.

  – Oui, monsieur, nous en convenons.

  – Et notre bon curé pèlerin, que dit-il ?

  – Que pourrais-je dire ? –répondit modestement don Nazario, ne voulant rien dire qui serait  plus louangeux que ce qui avait été dit par son généreux compagnon-. Que pourrais-je dire après le panégyrique si éloquent que vient de faire monsieur le curé ? Mon verbe est maladroit. Permettez que je dise simplement : Bénie soit de Dieu éternellement, la grande, la sainte comtesse de Halma !

  – Amen –dit don Remigio, fermant à moitié les yeux et caressant son verre de vin.

  Urrea était sur le point de fondre en larmes.

  – Et la décision de madame la comtesse –ajouta le curé- de passer à Pedralba le reste de ses jours est fondamentale. Quelle bénédiction pour ces pauvres lieux oubliés ! Elle m’a dit l’autre jour qu’elle bâtira à Pedralba son sépulcre et celui de ses compagnons qui ne l’abandonneront pas. Ah ! Je vois dans cette grande âme l’amour de Dieu au degré le plus ardent et le plus pur, l’amour de la Nature, l’amour du prochain, et je vois dans le plan de vie de madame une synthèse admirable de ces trois amours.

  – Ma cousine a beaucoup souffert –dit Urrea à qui l’enthousiasme nouait la gorge-, elle a subi des  humiliations et des tourmùents horribles. Elle a perdu son époux, qui était son grand amour, l’unique consolation de sa vie. A Madrid, comme en Orient, la vie n’avait pour elle que des épines, des tristesses, des chagrins. Sa famille, ses frère et soeur, n’ont pas su mettre un calmant sur les plaies de son âmes. Ils la poussaient vers l’ascétisme, vers l’exil, et la solitude. Ma cousine a commencé à regarder la vie sociale avec prévention et a fini par la détester. Tout cet assemblage d’artifices qui composent la civilisation lui est odieux. La Terre est vide pour elle ; elle veut le Ciel.

  – Et elle l’aura –dit don Remigio, avec autant d’assurance que s’il se sentait propriétaire et administrateur des espaces infinis-.  Elle aura le ciel. Parce que, pour qui d’autre est le Ciel si ce n’est pour ces êtres de choix, pour ces robustes volontés, pour ces âmes qui ne savent regarder que le bien ? D’après ce que j’ai pu comprendre, mon cher Urrea, madame la comtesse a rompu tout lien avec le monde, c’est-à-dire avec la classe à laquelle elle appartient.  Mieux encore ; tout attachement mondain est mort pour elle, afin d’occuper entièrement l’espace de l’amour par l’adoration fervente des choses divines.

  – Ça doit être ainsi, sans doute –dit Urrea-, et sa société avec les pauvres, qu’elle traitera comme des égaux, les élevant un peu, et  se rabaissant un autre petit peu, fera une communauté prospère, pacifique,  heureuse. Notre bon Nazarín ne pense-t-il pas la même chose ?

  – Je pense, monsieur don José Antonio, qu’être le dernier des protégés et pensionnaires, le dernier des fils, si on me permet de le dire ainsi, de madame la comtesse de Halma, constitue le plus grand bonheur auquel peut aspirer un être humain, surtout si c’est un triste, un solitaire, un naufragé des tempêtes du monde.

Urrea était si content qu’après le dîner, il les embrassa tous les deux. Ils allèrent se coucher, parce qu’il fallait se lever tôt. Les chroniques racontent que le visiteur ne put pas bien dormir ; d’abord, parce que les draps propres, imprégnés aussi de l’odeur de la paille, étaient  un peu rugueux ; deuxièmement, parce que ses idées cette nuit-là refusèrent de lui obéir, et que l’admiration pour l’ascétisme de sa cousine allumait des grandes flammes dans son cerveau. Plus qu’une femme, Halma était une déesse, un ange féminin, et en pensant ainsi, son admirateur n’allait pas plus loin parce que les anges n’avaient pas de sexe ; elle était la sainte féminité, glorieuse et paradisiaque ? Au milieu de toutes ses images, apparaissaient parfois l’austère figure de Nazarín, semblable à un portrait du Gréco, et le visage éveillé de don Juan Eugenio Hartzenbusch, transmué physiquement en don Remigio Díaz de la Robla, curé de San Agustín.

Le prêtre en personne le réveilla au lever du soleil en frappant à la porte et en lui criant du dehors.

  – Debout, mon ami, il faut que nous disions la messe et que  nous déjeunions avant de partir.

Le visiteur se leva à toute vitesse et quand il arriva à l’église, don Remigio était déjà en train d’officier. Nazarín écoutait la messe à genoux dans le presbytère.

Une demi heure après, ils se trouvaient tous dans la presbytère en train  de déjeuner de chocolat, de biscuits et de petis pains, le tout agrémenté  d’un fromage blanc très frais de la Sierra. Plusieurs amis virent  les saluer avant leur départ, entre autres  le médecin don Alberto Laínez et l’alcade, don Dámaso Moreno.

  –  Vous, monsieur de Urrea, qui êtes sans doute un bon cavalier –proposa don Remigio, avec son extraordinaire mobilité des mains, du nez, des yeux et des lunettes-, vous irez avec le cheval de Laínez,  animal qui a du caractère, quoique parfaitement sûr pour celui qui saura la diriger ; moi, je prends mon petit cheval, qui marche comme un ange, et notre ami Nazarín, parce que nous l’emmenons, oui monsieur, nous l’emmenons, il serrera les flancs d’une modeste ânesse…, monture digne d’un archevêque… Donc, messieurs, en selle.  Dégagez la porte. Valeriana, nous reviendrons pour le souper.

La caravane s’en alla,  accompagnée des saluts amicaux d’une multitude de gens qui s’était réunie sur la place. En tête allaient Urrea et le curé ; derrière, Nazarín, sur son baudet, bien bâté et sans étriers. Les deux prêtres, à califourchon, portaient comme au village, une soutane, un bonnet en velours et un manteau. Le Madrilène dirigeait son cheval avec une grande maîtrise. Don Remigio ne cessait de recommander à sa monture la plus grande circonspection ou délicatesse du sabot dans le mauvais chemin caillouteux sur lequel ils s’étaient engagés, à l’ouest de San Agustin, et don Nazario, confiant dans l’allure parcimonieuse de son ânesse, pensait plus à admirer le paysage de la Sierra qu’à converser avec les autres cavaliers, dont il semblait être l’écuyer ou le domestique.

Don Remigio parla de choses tellement diverses, qu’il n’est pas possible de se souvenir de toutes. Il fit observer à son compagnon les beautés de la Nature, la pauvreté des villages, la négligence dans la culture des terres ; il expliqua les histoires de ruines et des vieilles demeures ; il déplora le manque de communications ;  il désigna le lieu où on avait tracé un canal d’irrigation, qui ne serait jamais ouvert, et ces commentaires sur ceci ou cela finirent par des plaintes sur sa malchance, parce qu’il avait dû commencer sa carrière dans une région aussi stérile et un  bourg aussi misérable. « Je me résigne, vous voyez bien… Que le Seigneur me donne la santé pour le servir, le reste n’a pas d’importance. Sachez qu’en venant prendre cette cure à San Agustín, ils m’avaient dit que ce serait pour trois mois, et ça fait déjà trois ans. Ils m’ont promis de me muter à Buitrago ou à Colmenar Viejo, et nous en sommes là  Ce n’est pas que je sois ambitieux ; mais franchement, je suis licencié en droit canon et en droit civil ; j’aime l’étude, et en vérité, la vie obscure et plan-plan de ces trous n’incite pas au commerce des livres. Mon oncle, qui est le meilleur homme du monde, me remonte le moral, m’affirme qu’il ne cesse de me recommander, et qu’à la première occasion, j’aurai une cure à Madrid, hélas !, son desideratum et le mien aussi. Et surtout, ne me parlez d’autres villes. Mon  Madrid de mon cœur,  où j’ai grandi, où j’ai goûté le pain de l’étude et j’ai acquis mes modestes connaissances. Je n’aspire pas à jouir là-bas de l’indépendance d’un don Manuel Flórez ; je sais que je dois travailler beaucoup. Je veux que ma petite intelligence ne soit pas un terrain en friche, comme ces jachères que vous voyez autour de nous, monsieur de Urrea ; je dois la cultiver et y cueillir quelques fruits pour les offrir à Dieu, qui me l’a donnée… Je ne me plaindrais pas si je ne voyais pas ces inégalités. Des amis et des camarades à moi, que je ne dois pas, parce que je ne dois pas, allons ! considérer comme supérieurs en savoir religieux ou  profane, occupent des postes dans des cathédrales ou dans des paroisses de Madrid… Mon oncle me dit : « Ne t’inquiète pas, mon garçon, et aie confiance en Dieu et en la Très Sainte Vierge, parce qu’ils vont récompenser par un avancement mérité ta patience et ta résignation… » Bien sûr, je me résigne, monsieur de Urrea, et je loue le Seigneur de ne pas me donner de plus grands maux. J’ai, grâce à dieu, un caractère capable de supporter les malheurs, les injustices et les déboires. Je me dis : «  Un jour la chance me sourira, pas vrai ?, un jour la chance me sourira. »

Le visiteur  essayait de raviver ses espérances, affirmant que les mérites de son interlocuteur, tant moraux qu’intellectuels, sautaient aux yeux, et ne pouvaient rester méconnus de ceux qui à Madrid tirent toutes les ficelles du personnel ecclésiastique. Et, en disant cela, il fit remarquer la différence entre les goûts et les aspirations de l’un et de l’autre car, si ce que l’on appelle les centres de civilisation, attirait don Remigio, à lui, ces centres lui inspiraient une profonde aversion, et son désir le plus profond était de ne plus les voir. Il est vrai qu’entre la situation de l’un et de l’autre, il n’y avait aucune ressemblance : don Remigio était un homme pur et vertueux, avec une intelligence pleine de fraîcheur, et à trente-cinq ans, il n’avait fait qu’effleurer la vie, tandis que lui, au même âge, se tenait pour vieux,  et il se  serait considéré même comme mort, si au milieu des cendres de son âme il n’avait pas senti que lui  naissait une âme nouvelle. Avec ces conversations, le chemin aride, sans le moindre attrait pour le voyageur, défila. Le sol était de plus en plus accidenté, car on était sur les contreforts de la Sierra, et il étalait sa sévère végétation de petits chênes verts, de fougères et de thym. Soudain, don Remigio signala un groupe de maisons, proche de collines couvertes de verdure, et il dit à son compagnon :  « Voilà Pedralba . » Le lieu sembla enchanteur à Urrea et le paysage splendide, alors qu’il regardait plus à l’intérieur de lui-même que le paysage proprement dit.. En s’approchant, ils virent des terres de culture près des maisons, de grandes bâtisses délabrées, qui  étaient au nombre de trois. Ils éperonnèrent leurs montures, et alors qu’ils se trouvaient à environ cinq cents mètres, Nazarín commença à crier :

  – Regardez-les, regardez-les : elles sont là-bas…, maintenant elles nous ont vus.

  – Qui, donc ?

  –  Madame la comtesse et Beatriz.

  – Où ça ?…  Quelle vue il a, cet homme.

  – Là-bas…, là-bas… Vous voyez ce champ de coquelicots, tout rouge, tout rouge ? Et plus loin, ne voyez-vous pas des ormes ? Eh bien c’est par là qu’elles vont…, je veux dire, qu’elles viennent, parce qu’elles viennent à notre rencontre.

  – Nous ne voyons rien ; mais puisque vous le dites …

  – Et maintenant, elles nous saluent de leurs mouchoirs. Regardez, regardez.

4

Non loin maintenant des maisons, ils virent les deux femmes qui avançaient au milieu d’un champ d’orge. Toutes deux regardaient en souriant, et presque  moqueuses, les trois messieurs. Quand Urrea, descendant de cheval devant sa cousine, lui demanda pardon de lui avoir désobéi en se mettant presque à genoux, doña Catalina ne se montra pas très sévère à son égard, sans doute pour ne pas lui faire honte devant deux prêtres et d’autres personnes qui vinrent les rejoindre.

  – S’il y a eu faute, madame la comtesse –dit don Remigio avec esprit-, j’intercède pour le coupable et je demande son pardon.

  – Le coquin sait bien de quels parrains il se sert –répliqua Halma, en souriant, et tous ensemble, après que les cavaliers aient eut remis leur montures à Cécilio,  ils prirent le chemin du château, car c’est ainsi que l’on appelait dans la région la grande bâtisse, quoique de château,  elle n’ait eu que la robustesse de ses murs et une tour écornée, dans la partie haute de laquelle, mal recouvert de tuiles, se trouvait un pigeonnier. De l’écusson des Artales, c’est à peine s’il en restait quelques vestiges sur le balcon de dénommé château. La pierre était si sensible au froid que l’on pouvait seulement voir une serre de dragon et un bout de la légende, qui disait : Semper. Le granit des angles et des voussoirs était en meilleur état, et la brique crépie des parements n’était pas laide ; mais tous les fers, les balcons et les grilles, étaient pourris de rouille; pour cette raison, la propriétaire avait décidé de les remplacer, tandis qu’un bon maître d’œuvres de Colmenar mettait en chantier la réparation de l’ensemble de l’édifice. On voyait, en face de la maison, à l’intérieur de l’enceinte murée qui précédait l’entrée, le tas de chaux battue et les poutres pour les échafaudages et les travaux de charpenterie. Près de la tour, se dressaient les murailles décharnées que la tradition désignait comme les ruines d’un monastère cistercien, et qui plus qu’un édifice à demi détruit, ressemblait à une maison à moitié terminée. En respectant les soubassements et  en utilisant le matériel de ce qui restait, la comtesse pensait construire là sa chapelle et son panthéon, avec la plus grande économie possible. À un jet de pierre de la maison-château se trouvaient les écuries, et plus bas, un troisième édifice, habité par ceux qui avaient loué la propriété jusqu’à l’année antérieure.

Ces derniers temps, Pedralba avait été à la charge de l’administrateur des propriétés de Feramor à Buitrago, don Pascual Díez Amador, lequel remit la propriété du château et des maisons et des terres à madame doña Catalina le jour de son arrivée dans la charrette, qui avait été le 22 mars de l’année mille huit cent quatre-vingt dix et des poussières.

La propriété de Pedralba était très vaste, mais on ne cultivait que les terrains proches de la maison, et d’une manière négligée, sommaire et primitive, qui produisait un faible rendement. Le reste n’était que forêt, riche en chênes vers, genévriers avec quelques châtaigniers dans le haut. La partie la plus proche de la plaine avait subi plusieurs coupes, et un des fermiers avait proposé au marquis, des années auparavant, de la défricher. Mais le coût de l’entreprise effraya le marquis et tout resta en l’état, ni forêt ni culture ; par endroits, une prairie pleine de trous, traversée de tenaces genêts. Deux sources très abondantes alimentaient Pedralba de leurs eaux  potables pures et cristallines : l’une, entre la maison-château et les écuries ; la seconde, source de premier ordre, dans un vallon, à côté  la forêt.  Il y avait peu d’arbres pour faire de l’ombre. Ceux qu’avait mis le dernier fermier étaient morts par incurie. Des arbres fruitiers, il n’en existait que trois dans une aussi vaste propriété : un immense mûrier derrière la tour, qui se chargeait, tous les ans, de  mûres noires très sucrées, et de deux  abricotiers sur le sentier qui unissait les deux maisons. On n’incluait pas dans le registre des fruitiers les arbousiers disséminés dans différents endroits, à cause de leur vigueur  sylvestre et l’amertume de leurs fruits.  Tel était Pedralba, propriété de tout premier plan, selon l’opinion de don Pascual Díez Amador, du moment qu’on voulût bien y mettre  vingt ou trente mille douros.

Tels n’étaient pas les projets de Catalina, qui s’était seulement proposé de maintenir la propriété telle qu’elle l’avait trouvée, avec les améliorations qu’imposait le fait d’y résider, et y chercher la vie retirée et humble qu’elle souhaitait adopter, sans tomber dans la tentation de la rentabilité agricole ni penser à augmenter ses revenus, ce qui aurait démenti ses idées et ses desseins d’une existence très modeste. Ce qui restait de sa dot, elle pensait le conserver en titres de rente, en en réservant les deux tiers pour l’entretien de sa personne et de la maison ainsi que de la famille de malheureux qui s’était  réunie autour d’elle ; le dernier tiers, elle le consacrait aux réparations indispensables, à la construction de la chapelle et aux enterrements, à planter un potager, et s’il restait quelque chose, à améliorer la propriété.

Entrons maintenant dans le château et visitons la pièce la plus agréable, qui était la cuisine, au rez-de-chaussée et au fond de l’édifice, dans la partie Nord. Tout était grandiose dans cette pièce : le foyer, les placards, le four, le sol de béton très solide, le haut plafond et le manteau de la cheminée bien construite pour évacuer rapidement la fumée. Les autres pièces d’en bas avaient peu de charme ; elles étaient étroites, et leurs fenêtres, qui ressemblaient plutôt à des meurtrières, laissaient passer très peu de lumière. En revanche, celle du premier étage, en avaient  trop. Six ou sept pièces qui, bien arrangées, auraient pu loger beaucoup de gens. A cet étage, du côté du Levant, vivaient la comtesse et Beatriz, dans des pièces séparées et  voisines ; du côté  de l’Ouest, le ménage Ladislao-Aquilina avec leurs enfants, et ils restaient encore, entre ces dernières et les autres habitations, quelques pièces vides. Dans la tour, en dessous du pigeonnier, Nazarín avait sa chambre, qui communiquait avec la maison-château par un étroit passage. Les meubles étaient presque tous du siècle dernier, ou du temps de Ferdinand VII, mélangés avec des  sièges modernes en paille, de ce qu’il y avait de plus commun, ramenés de Colmenar Viejo.  Les commodes et les consoles, les chaises d’acajou avec des dossier en forme de lyre, les lits avec des rideaux à la grecque, les gravures avec des cadres en ébène et des sujets pastoraux, offraient un aspect sépulcral, pitoyable, comme celui d’objets déterrés dont on aurait enlevé l’humus de la fosse à grand renfort de savon et de lavette.

Doña Catalina et Beatriz étaient habillées exactement de la même manière, avec les vêtements de la première qu’elle avait mis en commun : une jupe de mérinos noir, grosses chaussures, une blouse de percale à rayures blanches et noires, un tablier en retors. En adoptant la vie pauvre, madame la comtesse n’avait pas estimé nécessaire de renoncer à ses habitues de propreté ; elle disait que le soin extérieur, à cause de l’éducation et de l’habitude, touchait l’âme, et que la saleté du corps était un péché aussi laid que celle de la conscience. Elle n’hésitait pas, donc, à mettre ces idées en pratique, en maintenant dans sa chambre et sur sa personne la même exquise propreté qu’à la plus belle époque de vie à Madrid. « La propreté –disait-elle- est à la pureté de l’âme ce que le rouge est à la honte. » Elle ne comprenait pas l’ascétisme d’une autre manière.

Et comme rien ne vaut la force du bon exemple, Beatriz, qui était parvenue à régner  dans l’intimité  et l’affection de la comtesse, par une heureuse concordance de sentiments, assimila rapidement les habitudes de soin de son amie et maîtresse, et l’imitait sans s’en rendre compte. A propos de l’admirable sympathie ou compatibilité, qui était arrivée à effacer entre ces deux caractères  la différence de classe et d’éducation, il y aurait beaucoup à dire : le phénomène avait commencé par un irrésistible attachement la première fois qu’elles s’étaient vues, par l’entremise de sa bonne Prudencia, elle avait été porter secours à l’accordeur de piano dans son pauvre domicile. Tant qu’avait duré le procès de Nazarín et de ses amis, Beatriz vivait  avec sa cousine Aquilina Rubio, épouse du pauvre don Ladislao, en partageant leur pauvreté, à défaut de bien-être, qu’aucun ne possédait. Halma avait apporté le pain, la vie, la santé, à la triste demeure de la rue San Blas, et attirée par ce spectacle de pauvreté et de résignation, elle avait ajouté au secours matériel la consolation de ses visites. Elle avait parlé longuement avec Beatriz, s’étonnant de ce que savait cette humble femmes des réalités spirituelles et de nos relations avec le monde invisible et éternel ; elle s’était étonnée aussi de sa piété sans affectation, de la fermeté de ses idées et de l’éloquence simple avec laquelle elle les exprimait. La comtesse se sentait inférieure, pour tous ces motifs, à celle qu’elle considérait déjà comme une amie de son cœur ; elle avait appris d’elle de nombreuses choses bonnes, lui en  enseignant à son tour d’autres sur le plan social plus que religieux, et  grâce à cet échange,  elles avaient fini par se trouver faites l’une pour l’autre,  et toutes deux ensemble, phénomène rare à notre époque, qui offre peu d’exemples de rapprochement aussi radical entre deux personnes de classse sociales opposées. Mais cela, nous le verrons beaucoup  en ces temps qui commencent, parce que ce que l’on appelle classe se décompose rapidement, et l’Humanité continue à exister, en tirant de la décomposition des vies nouvelles et vigoureuses.

Et on comprend que de l’intimité entre Beatriz et Halma était né le vif intérêt  pour Nazarín et son désir de l’emmener avec elle pour essayer de le soigner et de le rendre, en bonne santé et utile, au pouvoir ecclésiastique. Une divergence  accidentelle d’une certaine manière existait entre la dame et la femme du peuple, et c’était que, alors que la comtesse, sans affirmer que Nazarín était fou,  avait des doutes sur un point aussi délicat à élucider, la seconde soutenait en  conscience et  avec une foi sincère l’ordre parfait des fonctions cérébrales de son maître.

Une fois installées à Pedralba, la concordance entre l’une et l’autre finit par être parfaite. Beatriz observait avec délicatesse la distance sociale, que la seconde, avec la même ou une plus subtile délicatesse, tentait de réduire. Toutes deux travaillaient ensemble depuis le premier jour à arranger et nettoyer le château délabré, ou à ressusciter les meubles, et à Beatriz, cela ne lui avait servi à rien de garder pour elle le besognes les plus dures, parce que la seconde envahissait son domaine, et l’égalité triomphait graduellement, par la loi du cœur de chacune qui,  sans s’en rendre compte, tendait vers la même fin. Aquilina n’avait pas été encore élevée au grade de communauté de sa cousine Beatriz. C’était une femme excellente, mais sans assez d’intuition pour comprendre les idées de sa bienfaitrice. Elle se maintenait tenacement dans son rang inférieur, contente que son mari et ses enfants aient de quoi manger. Les premiers jours, elles la chargèrent de la cuisine, occupation très appropriée à ses aptitudes, et les deux autres purent se consacrer en toute liberté au nettoyage des meubles anciens, à recoudre  des matelas et autres occupations ennuyeuses. Ensuite, elles alternèrent dans les différents métiers, et tandis que la nazariste cuisinait, Halma et Aquilina lavaient le linge à la fontaine voisine. Le jour qui avait précédé l’arrivée de Urrea avec don Remigio et Nazarín, Aquilina avait fait office de cuisinière, et la comtesse et Beatriz lavaient le linge à la fontaine de la colline, se répartissant également le poids du linge à l’aller et au retour. Comme Beatriz s’était obstinée à le porter toute seule, en prétextant d’être plus forte que sa compagne, Catalina lui avait dit :  « Tu te trompes si tu crois avoir plus de puissance musculaire que moi. Je semble faible, mais je ne le suis pas, Beatriz, et cette vie va me rendre encore plus robuste. Et surtout, ne me prive pas du plaisir de l’égalité. C’est le rêve de ma vie depuis que j’ai perdu mon époux, et que je me suis sentie égale à tous les malheureux du monde. Fais moi le plaisir de ne pas m’appeler comtesse, ni d’employer à nouveau ce mot stupidement vain devant moi. J’ai jeté la couronne sur le pavé de Madrid quand je suis partie sur la charrette… Les balais des cantonniers  ne la trouveront pas, parce que c’est la pensée qui l’a jetée, car elle n’existait pas sous une autre forme ; mais elle est restée là-bas. Appelle-moi Catalina, comme m’appellent mon frères et ma sœur, ou Halma,, comme mon cousin. Et je ne te dis pas de me tutoyer, parce que cela paraîtrait de l’affectation, et tu sais que ton maître te l’interdit. Mais on y arrivera. »

5

L’arrivée des trois amis ne devait pas altérer la marche des affaires domestiques au château, car, la comtesse le disait clairement, vu qu’ils n’aidaient pas, il ne fallait pas qu’ils gênent.

  – Mon cousin, je suppose que tu vas avoir envie de connaître cette grande propriété, les domaines de Pedralba, où nous vivons retirés et modestement, sans prétentions d’ascétisme, mes amis et moi. Vous aussi, monsieur don Remigio, il faut que vous preniez connaissance du terrain que je consacre à mon œuvre. Allez, donc, faire une petite promenade, guidés par notre très bon Nazarín, qui le connaît pouce par pouce, tandis que nous vous préparons à manger. Ne vous attendez pas à ce que nous sortions de notre pauvre régime. Ici il n’y a ni ne peut y avoir de festins, car, même si je voulais en donner, il n’y aurait pas de quoi les faire.  Vous mangerez notre très frugal ordinaire, avec ce petit peu d’excès que réclame l’hospitalité. Donc allez, allez visiter mon île[6] et rapportez la sauce que nous, nous ne pouvons pas vous donner, un bon appétit.

Ils s’en allèrent tous trois en promenade, conduits par don Nazario, qui les fit monter sur la colline pour qu’ils voient les robustes châtaigniers qui la couronnaient, au ravin pour qu’ils goûtent l’eau de la délicieuse source, et après avoir  gambadé et s’être essoufflés en parcourant coteaux et chemins scabreux, ils revinrent à la maison à midi, heure invariable du déjeuner. Dans une pièce à côté  de la cuisine, on mit la table, laquelle était d’une robustesse patriarcale en châtaignier noirci et avec des ferrures tordues dans son armature. Il y avait deux chaises de la même nature et du même âge ; les autres variaient entre le style Ferdinand VII, en acajou, et la forme et le matériau appelés de Vitoria. Mais la variété la plus grande et la plus surprenante se trouvait dans la vaisselle et le linge de table, parce que, à côté de verres en cristal très fin, on en voyait d’autres en verre le plus ordinaire, des serviettes élégantes, des serviettes grossières, des plats de fine porcelaine et d’autres en  céramique rustique.

  – Excusez la variété de la vaisselle –leur dit doña Catalina-. Dans ma salle à manger, règne encore une extraordinaire confusion de classes, comme dans les époques révolutionnaires. Mais cette confusion n’est pas une raison pour oublier la qualité des commensaux. Pour messieurs les deux prêtres, ce qu’il y a d’élégant, qu’ils choisiront eux-mêmes ; pour toi, José Antonio et don Ladislao, la terre plébéienne.

  – Eh bien je propose –dit don Remigio avec beaucoup d’esprit- que nous n’établissions pas de différences humiliantes, et que nous nous répartissions comme des frères, comme des fils de Dieu, ce qui est mauvais et ce qui est bon. Donnez moi cette écuelle de terre terre, monsieur de Urrea.

Ce qu’il y eut de plus étrange dans ce singulier repas, fut que les femmes ne s’assirent pas à table. Toutes les trois, fonctionnant avec une égale habileté et une égale gaieté, servaient ces messieurs. Ensuite elles mangeaient à la cuisine. C’était une coutume médiévale, qu’Halma n’altérait jamais, sous aucun prétexte. Elles leur donnèrent une soupe très substantielle, faite de différentes herbes, de pommes de terre coupées en petits morceaux avec des morceaux de chorizo ; ensuite un plat de mouton bien assaisonné, du vin en abondance, en dessert un fromage blanc de la Sierra, du lait avec des biscuit de Torrelaguna, et en avant. Les visiteurs savourèrent avec délice ce déjeuner sobre et nourrissant, et ils ne cessèrent de louer  les bonnes manières de Pedralba et la compétence des trois cuisinières.

Entre la soupe et le mouton, était arrivé inopinément don Pascual Díez Amador, l’ancien administrateur de la propriété, et propriétaire voisin, car c’était à lui qu’appartenaient les vastes pâturages  qui sont limitrophes de Pedralba à l’Ouest. Deux ou trois fois par semaine, il rendait visite à la comtesse, monté sur son cheval pommelé, pour voir si elle avait besoin de quelque chose. C’était un homme mi paysan, mi seigneur; paysan, par son langage rude, sa chemise sans col et son chapeau rond ;  et seigneur, par ses nobles actions,, sa démarche grave, qui faisait grincer les éperons. Une ceinture rouge semblait séparer le villageois du gentilhomme, ou plutôt enlacer les deux parties. Il s’était pris de tant d’affection pour doña Catalina, qu’il avait pris des dispositions afin que deux de ses gardes assermentés soient toujours présents jour et nuit dans la maison d’en bas, pour que madame puisse se reposer, persuadée d’être dans une  sécurité absolue. Bien souvent,  il arrivait avec son cheval, à l’heure du repas ; d’autres, à n’importe quelle heure, où il mangeait aussi. Son visage rond, épiscopal, gras et mal rasé, lançait des lueurs de patriarcale souveraineté, de conformité à son destin, sans  doute parce qu’il était des  plus généreux et heureux.

  – Bonjour, Remigio !… Madame doña Catalina…, don Nazario…, don Ladislao, nous voici tous là…

Les salutations durèrent même après que le grassouillet gentilhomme campagnard ait prit un siège sans cérémonie, se préparant à manger tout ce qu’on lui donnerait. Parce que, ça oui, un homme avec un meilleur coup de fourchette, il n’y en avait pas dans tout l’arrondissement, avec  la particularité remarquable qu’il ne savait pas se limiter quand il buvait.

  – Savez-vous de quoi nous étions en train de parler, mon cher don Pascual ? –dit le jeune curé de san Agustín-.  Que c’était une grande propriété, et que c’est dommage de ne pas la cultiver.

  – Ah,la la, à qui le dites-vous ! Ces messieurs de Feramor sont impardonnables… J’en ai eu des bagarres avec l’actuel marquis et avec l’autre pour qu’ils investissent ici vingt ou trente mille  petits douros ! Oui, je vous le dis ; c’était, les semer aujourd’hui pour ramasser demain, dans à peu près cinq ans, trois ou quatre millions. Et cela, simplement avec le bétail, parce que si on commençait à mettre tout en terres de labour…. Jésus, de l’or en barres… !  Ça, c’est une terre qu’il n’y en a pas de meilleure, même là où la  Sainte Vierge a mis les pieds, allez !

Don Pacual se fâchait quand il abordait ce point et se voyait obligé de réfréner sa colère avec de copieuses libations. Et  comme ils avaient continué a parler de la même chose, il finit par exprimer une idées très audacieuse.

  – Moi, si j’étais madame la comtesse…., je dis ce que je sens sans vouloir offenser, allez !…, eh bien, si j’étais madame la comtesse, je laisserais tomber les chapelles et les  panthéons et toutes ces histoires d’installer ici un couvent pour des observants circonspects et mendicatifs, et j’emploirais tout mon capital à…

  – Doucement –répliqua avec vivacité don Remigio-, cela je ne l’accepte pas. Ce qui est spirituel passe en premier.

  – Par les cornes du diable ! Et à quoi sert le spertuel  sans le … sans le reste ?

  – Moi, si j’étais la comtesse, je persisterais impavide dans mon plan grandiose…, contre l’avis des cul-terreux.

  – Et moi, contre l’avis des enfileurs de rosaires, je dis si…, non, je dis  non…, je dis si.

  – Mais vous ne savez pas ce que vous dites, mon cher don Pascual.

  – Allons, paix et concorde entre les princes chrétiens –dit doña Catalina, en souriant-. Par excès de considération envers mes hôtes, je me permets de leur donner une gourmandise : du café.

Après que tous eurent loué et salué le cadeau, Amador et don Remigio parvinrent à trouver une formule de transaction entre leurs points de vue opposés. En servant le café, doña Catalina s’excusa de la pauvreté et de la rusticité du déjeuner, ajoutant qu’une autre fois, ils auraient du bon pain, fait à la maison, et moins de disparités dans la vaisselle et le service de la table.

Pendant que les femmes mangeaient, les hommes sortirent dans la cour, chacun emportant sa chaise, et là, ils discutèrent en formant deux groupes. Don Remigio et Amador parlaient des affaires de Colmenar Viejo, de la mauvaise réputation du   curé en titre dans le chef lieu d’arrondissement, et des efforts que faisaient les notabilités pour le faire sauter de là… Naturellement, on ferait ce qu’il faut pour que le jeune curé de San Agustin occupe la place vacante. De l’autre côté parlaient Urrea, don Ladislao et Nazarín, et le premier demandait au second s’il continuait à cultiver la musique dans cette retraite, ce à quoi répondit l’accordeur qu’on ne lui parlât pas de musique ni de contre danse, car il se sentait si content et si joyeux dans sa nouvelle vie qu’il avait pris en horreur tout son passé musical et chevrier. Le meilleur opéra ne valait trois sous pour lui, et même si on lui affirmait qu’il composerait un opéra meilleur que tous ceux que l’on connaissait, il ne voulait pas retourner à Madrid. Nazarín prit la défense d’un art aussi beau, et lui proposa de continuer à le pratiquer ici, car la musique allait fort bien de pair avec la vie champêtre. Et il ajouta qu’il se permettrait de conseiller madame la comtesse de faire amener un orgue, pour que don Ladislao compose des toccatas paysannes et religieuses, et les charme tous avec un art aussi pur et qui remue si profondément les cœurs.

Et avec ces conversations, l’heure du départ était arrivée, et Urrea était rongé d’inquiétude parce qu’il n’avait pas pu parler avec sa cousine, ni celle-ci lui dire de rester, comme c’était son désir. La crainte de se voir répondre par un refus catégorique à son dessein de rester à Pedralba, le troubla de telle manière, qu’il n’eut pas le coeur de le formuler. Une tristesse infinie tomba sur son âme quand Halma lui dit sur le ton du maître d’école :

  – Maintenant, José Antonio, tu t’en vas comme tu es venu, et sans ma permission, ne reviens pas et n’abandonne pas tes occupations auxquelles tu devras une indépendance honnête.

Elle prononça ces mots avec une telle autorité, que le bambocheur repenti n’eut pas le courage de s’y opposer et d’exposer son souhait. Il se sentait si inférieur, si enfant devant celle qui le dirigeait dans ses sentiments et dans sa conduite, qu’il ne put pas même lui demander moins de sévérité, ni s’expliquer avec elle  sur la lourde et cruelle condamnation qu’elle lui imposait. Il est vrai qu’ils se trouvaient devant Nazarin et les visiteurs, et il n’était pas question de jouer devant eux à l’enfant gâté. Il ne manquait que quelques minutes avant le départ, quand la comtesse dit au jeune curé de San Agustín :

  – Monsieur don Remigio, si vous ne vous y opposez pas, notre ami don Nazario va rester au château parce que si l’exercice de l’intelligence est bon pour la santé, l’exercice physique ne l’est pas moins, et il faut alterner. Il finira plus tard ce grand résumé des Discours de la Patience.

  – Ce que vous  déciderez, madame, est une loi  –répliqua don Remigio, avec le pied déjà à l’étrier-. Si notre bon Nazarín préfère rester, qu’il reste…  Qu’il le dise. Avec un visage troublé, et presque avec des larmes dans les yeux, le pèlerin répondit :

  – Moi, je ne décide de rien.

  – Mais,  que préférez-vous ?

  – Eh bien, la vérité, tout en appréciant beaucoup l’hospitalité de monsieur le curé, et en lui offrant de me mettre à sa disposition pour terminer ces notes et tout ce qu’il voudra bien me commander, aujourd’hui, je préférerais rester, puisque madame la comtesse le désire.

  – C’est que…, vous allez comprendre, don Remigio, comme nous avons tant à faire à la maison, j’ai besoin que m’aident mes bons amis. Il faut avoir l’œil à tout, et tous ceux qui vivent ici doivent donner un coup de main pour vaincre les difficulté. Demain, je pense essayer le four à pain, et le démonter, s’il ne nous plaît pas. Donc…

  – Qu’il reste, qu’il reste. Vous, vous êtes la sainte mère, vous, vous commandez, et les enfants… qu’ils obéissent en silence. Monsieur Urrea, vous ne montez pas en selle ?

Livide et tremblant, Urrea n’arrivait même pas à prendre congé avec  élégance de sa cousine. Il était une machine, pas un homme. Sa tristesse s’emparait de tout son être comme une paralysie, annihilant sa volonté. Il monta à cheval et partit avec le curé et don Amador, sans savoir qu’il existait au monde un village bien nommé,  qui s’appelait San Agustín.

6

Tant qu’Amador fut en compagnie des deux voyageurs, c’était un moindre mal. Don Remigio parlait avec lui de monture à monture, laissant l’autre dans la libre solitude de ses pensées. Mais notre brave paysan prit congé à Los Molinos (carrefour d’où partait, le sentier qui menait à ses propriétés de la Alberca), et une fois seuls le curé et le cousin de la comtesse,  le premier déchaîna sur le second le torrent de sa loquacité. Avec difficulté, mettant en oeuvre tous ses traits d’esprit, il parvint à lui faire dire quelques mots, et connaissant que  le motif de sa tristesse était le rapide retour à San Agustín, il voulut le consoler avec des paroles compatissantes :

  – Croyez-moi, monsieur de Urrea, à Pedralba, en ce moment, vous vous ennuieriez souverainement. Savez-vous ce qu’ils font là-bas, depuis le coucher du soleil jusqu’à l’heure du dîner ? Eh bien, prier, prier, et prier à en avoir des crampes, et vous, homme à piété très diplomatique, en fin homme de la grande ville, taillé à la moderne, vous fuirez  la sainte prière comme les chats fuient l‘eau froide.   Comme si je ne connaissais pas mes gens !… Ah !…. C’est vrai aussi que, à San Agustín, dès que nous arriverons, je vais prier le rosaire avec Valeriana, et quelques voisines. Mais vous, vous pouvez aller avec Laínez au casino et dîner avec lui, et revenir à ma modeste demeure, la vôtre, je veux dire,  à l’heure qui vous arrangera. A Pedralba, avec la dernière bouchée du dîner encore en bouche, ils vont tous se coucher comme des saints. Vous auriez passé une jolie nuit là-bas ! Non, monsieur le madrilène, avec vos velléités de noceur et vos côtés de sceptique matérialiste, vous n’êtes pas fait pour ces coutumes à la fois rustiques et monastiques. La campagne ! Elle va vite vous fatiguer, la campagne ! Pour vous, vous mettre la nuit au milieu de ces déserts, ça doit être la même chose que si, moi, on me mettait dans une salle de danse. Qu’est-ce que je ferais ? M’en aller en rageant. Suum cuique, monsieur de Urrea. Donc, ne regrettez pas de venir avec moi. Au casino, je crois qu’il y a un billard, on joue aux cartes et on y parle de politique… comme à Madrid.

Notre bon petit curé n’arriva pas à le consoler, et l’âme du noceur repenti devenait de plus en plus noire, à mesure qu’ils s’approchaient de San Agustin. Arrivés au bourg, il ne voulut pas aller au casino. Depuis le salon, il entendait la prière du rosaire dans la salle à manger ; pendant le dîner, il fit des efforts désespérés pour faire semblant d’être gai, et se retira dans sa chambre à coucher, imprégnée de l’odeur de paille. Il avait mal à la tête.

La nuit fut pour lui interminable et orageuse ; il se leva très tôt, accompagna à l’église son digne ami et amphitryon, et pendant que celui-ci enlevait ses vêtements sacerdotaux, José Antonio mit en pratique l’idée qu’il avait conçue au petit matin au milieu de douloureuses réflexions, une décision qui, une fois assimilée par sa volonté, avait acquis la force d’un acte instinctif. Tel un élève puni, qui s’échappe de l’école, il prit le petit chemin de Pedralba, à pied, et en perdant de vue les maisons de San Agustín, il se sentit plus soulagé de sa mortelle inquiétude et avec du courage pour affronter ce qui pourrait lui arriver à cause d’une décision aussi audacieuse. Il devait être neuf heures quand il fut en vue du château, et avant de s’approcher, il explora les terres qui l’entouraient, hésitant entre entrer par l’allée  principale  ou par quelque raccourci. C’était puéril, et ses hésitations, au terme du voyage, trahissaient le collégien fugueur. Ne voyant personne dans ces parages, il  continua à marcher, et sa vue prodigieuse lui permit de distinguer depuis très loin, sur une pente de la colline, deux silhouettes, deux personnes. En se rapprochant un peu plus, il put reconnaître Nazarín et Ladislao, qui étaient en train de couper du bois, et il se dirigea vers eux, en faisant un assez grand détour pour que les gens du château ne le voient pas. Parler à Nazarín avant de se présenter à la comtesse, lui parut être une démarche très opportune, derrière laquelle il vit, avec son optimisme facile, une solution satisfaisante. Lorsqu’il arriva près des deux bûcherons, Nazarín qui l’avait vu venir de loin, ne manifesta aucune surprise. Le prêtre portait des vêtements de Cecilio, chaussait de grosses chaussures, et sa tête nue rappelait davantage l’accusé de l’hôpital de Madrid que le prêtre du presbytère de San Agustín.

  – Bonjour, don Nazario ! En train de travailler, hein ?… Me voilà à nouveau. Eh bien,  je suis venu… Alors, vous coupez du bois ?

  – Oui, monsieur… Cet exercice à l’air libre me plaît beaucoup. Madame la comtesse est en bonne santé, grâce à Dieu. On dirait que vous êtes venu à pied.

  – Une petite promenade. Je ne suis pas fatigué.

  – Eh bien, nous n’avons pas pu arranger le four ; les maçons doivent venir. Madame m’a envoyé promener, je veux dire, pour que je me promène, et me voilà en train d’aider notre ami don Ladislao.

  – C’est bien, mon ami, c’est bien. Oui, je voulais… vous parler, mon cher Nazarín –balbutia Urrea, abordant le problème-. Vous êtes un saint, quoiqu’on dise, vous m’aiderez à obtenir le pardon de Halma d’être revenu sans sa permission.

  –  Madame est très indulgente.

  – Mais ma faute est plus grave qu’il n’y paraît, car je suis venu avec le ferme dessein de rester ici, et je ne sortirai pas de Pedralba à moins qu’on ne me sorte en morceaux. Écoutez-moi.

  – Ça, ça…, monsieur de Urrea –dit Nazarín, en laissant de côté la hache pour se consacrer à écouter avec calme les confidences du parasite amendé.

  – Voilà, vous allez voir… Ma cousine veut que je reste à Madrid. Mais vous êtes déjà, au courant. J’étais un bon à rien : elle, avec son infinie bonté, maîtresse de la vertu et destructrice du péché, m’a transformé, a fait de moi un autre homme, a fait de moi un enfant ; elle m’a inculqué la peur du mal, l’amour du bien. Je ne me reconnais pas. Je la considère comme une mère, et je lui obéis dans tout ce qu’elle voudra m’ordonner ; mais je ne puis lui obéir sur une chose…, je répète que je suis un enfant, je ne puis  obéir à son ordre tyrannique de vivre à Madrid, car, loin d’elle, les tentations m’assaillent, appelons-les souvenirs de ma mauvaise vie antérieure, et la réhabilitation qu’elle, autant que moi, nous désirons, ne se consolide pas, ne peut se consolider.

  – Oui, oui…

  – Hier j’étais venu avec le dessein de lui parler de cette affaire et lui demander de pouvoir rester ici, mais je n’ai pas eu le courage de le lui dire. Il y avait tellement de gens présents !… Croyez bien que je suis un enfant, et que mon ancienne désinvolture de noceur s’est changée en, une timidité invincible… Parole… Comme  elle m’a dit de retourner à San Agustín, j’y suis retourné, le cheval m’a emmené comme une valise, et aujourd’hui, sans m’en rendre compte, poussé par une force irrésistible, je suis venu à Pedralba, mes jambes m’y ont emmené, et elles se seraient brisées en mille morceaux plutôt que de ramener à Madrid. Et je vous demande : ma cousine va-t-elle se fâcher ? Va-t-elle s’obstiner à ce que je vive loin d’elle ? Parce qu’il faut que vous sachiez que j’ai commis une très grave faute, une faute dans laquelle semblent reverdir mes anciennes habitudes, ma perversité mal corrigée. Vous allez voir !

  – Voyons, voyons… ?

  – Eh bien Halma m’avait arrangé à Madrid une petite activité pour que je travaille et acquière une honnête indépendance. Tant qu’Halma est restée à Madrid, très bien : je travaillais, et j’avais commencé à gagner quelque argent… Mais elle s’en va, je veux dire, elle vient ici, et adieu mon homme, adieu mes intentions de me corriger, adieu travail, adieu raison. J’ai eu un cafard épouvantable ; je ne vivais pas, je ne mangeais pas, je ne fermais pas l’œil de la nuit. Un matin…, je ne sais si ce fut un démon ou un ange qui m’a tenté. Que  croyez-vous que j’ai fait ? Eh bien en un clin d’œil, j’ai vendu tout mon attirail, machines, ustensiles, papier ; j’ai tout réalisé, j’ai vendu et je suis venu ici.

  – Avec l’intention de ne pas retourner à la Capitale. Pauvre monsieur de Urrea. J’ignore comme madame va prendre ce coup de cœur. Moi, sans autorité aucune pour le juger, je ne le vois pas d’un mauvais œil.

  – Parce que vous êtes un saint –s’exclama Urrea avec ardeur, se levant du sol pour l’embrasser-. Parce que vous êtes  un saint, et l’être le plus beau et le plus pur qui existe sur terre, après ma cousine ; et celui qui dira que Nazarín est un fou, diable !, celui qui osera dire devant moi cette énormité…

  – Eh…, monsieur de Urrea ! Du calme, car nous allons croire que le fou c’est vous…

  -Pour en finir, monsieur Nazarín de mon cœur, si vous intercédez pour moi, la première chose que vous devez lui dire, après lui avoir raconté ma dernière frasque, la cession de mes outils, c’est que je veux qu’elle m’admette ici comme un n’importe qui. Je veux être un pauvre recueilli, un malheureux de l’hospice. Il faut mener une vie religieuse ?… Je serai religieux comme tout un chacun. Il faut travailler aux rudes tâches de la campagne ? Eh bien, José Antonio sera le plus actif et le plus obéissant ouvrier qu’elle peut imaginer. Mettez-moi au dernier rang ; logez-moi dans l’écurie que vous ne trouverez pas assez confortable pour les montures ; rabaissez-moi autant qu’il vous plaira. Que demandez-vous ? De l’humilité, de la patience l’annulation de soi ? Eh bien ici, sous sa direction, en sentant son autorité maternelle et sa divine protection, je serai humble, patient, et je n’aurai pas de volonté.  Il faudra prier durant de longues heures ? Je difrai toutes les prières qu’elle et vous, vous m’apprendrez. Les rudes besogne ne me font pas peur, au contraire, je les désire et je pense qu’elles me seront utiles tant pour mon corps que pour mon âme… Et en vous disant tout cela, monsieur Nazarín, comme vous vous pouvez et vous savez le dire, je crois que… Ah ! J’oubliais un chose très importante…

En disant cela, il mit sa main dans sa poche et sortit un petit portefeuille.

  – … Voilà ce que j’ai obtenu de la vente de tout ce matériel et de la cession de mon affaire. Donnez-le lui ; qu’elle ne croie pas que je l’ai mal dépensé à Madrid.

  – Non ; il vaut mieux que vous le gardiez pour le lui remettre vous-même.

  – Eh bien, blague à part, il y a là la bagatelle de neuf mille et quelques pesetas avec lesquelles nous pourrions réaliser ici quelques unes des idées qu’indiquait don Pascual Amador hier.

Il dit nous pourrions avec un accent d’empressement ingénu qui fit sourire Nazarín.

  – Je ne sais pas –répliqua celui-ci en se relevant du sol-. Ayez bien présent à l’esprit que lorsque madame s’est installée ici avec nous, ses pauvres amis en Dieu, ses enfants plutôt, elle a rompu toute attache avec le monde là-bas, pour employer sa vie au service de Dieu, et à des actes de charité sublime. Madame pourrait considérer que nous n’êtes pas malade, ni pauvre, ni dans le besoin, et que…

  – Que l’on m’admette en qualité de fou –dit Urrea, en l’interrompant vivement.

  – Oh, non !  En matière de fous, ils en ont assez avec moi –répondit don Nazario avec une inflexion humoristique, presque  perceptible.

  – Et comme pauvre, qui l’est plus que moi ? Et comme homme qui a besoin de se corriger, d’une atmosphère morale… Par le Ciel, mon cher Nazarín, ne m’enlevez pas mes espérances !

  – Ici on n’entre qu’avec un cœur bien ouvert à la piété, mon cher Urrea, et si madame a laissé dans les rues de Madrid, comme on dit, sa couronne et les autres signes de vanité sociale, nous, nous devons jeter devant la porte de Pedralba les passions, les désordres des désirs, tout ce fatras qui paralyse la vie de l’esprit.  Ce qu’il faut ici absolument c’est l’obéissance à notre mère doña Catalina, et aussi le respect inconditionnel de ses projets.

  -Personne mieux que moi –affirma Urrea, avec émotion- ne saura vénérer et adorer ma cousine, en la regardant comme ce que Dieu nous permet de voir de sa présence sur cette terre misérable. Qu’elle m’admette, et personne, pas même vous, ne me dépassera en soumission ni dans le fait de considérer notre maîtresse et dame comme une mère. Si elle veut me soumettre à une épreuve d’observance,  qu’elle ne me parle pas, qu’elle ne me regarde pas, qu’elle me donne ses ordres par votre entremise ou celle de quelqu’un d’autre, et je vivrai en repos et satisfait de me sentir près d’elle, sous son doux despotisme. En l’admirant, j’apprendrai l’amour de Dieu ; et sa perfection, relative parce que humaine, me donnera  l’impression de la perfection divine absolue. Elle sera mon initiation à la foi : grâce à elle, je serai croyant, moi,  qui ai été un mécréant et un débauché, maintenant je ne suis rien, je ne suis personne, un homme défait, comme un édifice dont on démonte les pierres  une à une pour les remonter et en faire un tout neuf.

  – Bon, monsieur, bon –indiqua Nazarín, vivement  impressionné par cette déclaration et ressentant une grande sympathie envers Urrea-. L’heure de manger s’approche. Je vais descendre et parler à madame. Autre chose : vous ne mangez pas ?

  – Comment pourrais-je manger ? Tant que vous ne lui aurez pas parlé, je ne descends pas au château. Quand vous reviendrez, don Nazario, apportez-moi un morceau de pain.

  – Attendez-moi ici.

  – Et je vais finir de couper ces troncs ; comme ça, j’apprends à utiliser le temps –affirma Urrea, en enlevant sa veste et en prenant la hache.

  – Comme vous voudrez. Au revoir, Ladislao, c’est l’heure ; on y va.

7

Avec une ardeur enfantine, encouragé par les espérances que la médiation de Nazarín lui inspirait, le parasite s’attaqua aux troncs ; mais un  quart d’heure après avoir  fait ses premières armes dans le métier de bûcheron, il dut modérer ses élans, parce qu’il suffoquait et une abondante sueur lui coulait du front. Il revint ensuite à la charge, sans plus chercher à dépasser  ses forces naturelles, et plus il fendait de troncs, plus vive était la joie qui inondait son âme. Ah, si on lui permettait d’entrer de plein pied dans cette vie ! il apprendrait mille choses agréables, comme labourer, semer, sarcler, soigner les volailles et les bêtes, devenir ami de la terre, sujet du royaume végétal et champêtre. Et dans une telle ambiance, la vie religieuse, ascétique, où l’on se prive de tout plaisir et même de parler avec les gens, ne lui serait pas trop pénible. Il n’aurait d’autres amis que les animaux, et esclave de la terre, il  conserverait l’esprit libre et joyeux pour l’élever vers Dieu à toutes les heures de la journée. Le retour de Nazarín le surprit au milieu de ces réflexions vers une heure et demie. Quand il le vit venir avec son pas tranquille de toujours, sans anticiper par le regard des joies ou des déceptions, son cœur bondissait hors de sa poitrine.

  – Madame –dit le  prêtre mendiant, quand il fut à portée de voix- dit que vous descendiez manger.

  – Mais…

  – Rien, que vous descendiez manger. Elle ne m’a rien dit d’autre.

  – Vous continuez à couper du bois ici ?

  – Non ; aujourd’hui c’est jeudi, et c’est le jour du catéchisme pour les enfants. Aquilina leur a fait la classe. Quand madame aura organisé l’école, nous alternerons dans l’enseignement.

  – Même cela, je le ferais bien, si elle me le demandait : dresser des enfants, et leur mettre le b a ba dans la tête. Qui est-ce qui me l’aurait dit… ! Enfin, j’y vais. Savez-vous que je tremble de tous mes membres ? Et alors ? Elle s’est fâchée quand elle a su… ?

  – Elle s’est montrée plus compréhensive que fâchée.

  – Ça, c’est déjà un bon signe. Je vais…. Faut-il que j’y aille maintenant même ?

  – Maintenant, car on vous a préparé le repas.

  – Je n’ai pas faim…  Et en vrai, elle n’a pas dit que je suis une mauvaise tête ?… Quelle bonté, quelle sainteté, mon Dieu ! Pas même un reproche ! Comment ne pas l’adorer comme le Dieu qui est sur les autels ? Bon, vous verrez qu’elle me pardonne, et m’admet , et… Le cœur me dit que oui. Elle agit comme la Divinité, qui, d’après ce que vous dites, accorde tout ce qu’on lui demande avec foi et humilité. J’ai foi en elle, mon cher Nazarín, et je verse des larmes de l’âme simplement pour me sentir sous sa divine protection. Allons-y, parce que certainement que vous, qui êtes aussi un saint, vous avez dû intercéder avec brio pour le pauvre malheureux que je suis.  Ce qui est dit, est dit : celui qui osera dire que Nazarín est fou, aura à faire avec José Antonio de Urrea. Je ne l’admets pas…, parole que non.

  – Soyez raisonnable, mon ami.

  – Une folie, la piété suprême, une folie, la passion du bien d’autrui ; une folie l’amour pour les déshérités ! Non, non… Je soutiens que non, et je le soutiendrai devant le curé, et le juge, l’évêque et le Pape, et le monde entier.

  -Ne vous excitez pas, et comprenez qu’à Pedralba, ne discute et ne soutient des opinions que celui qui peut et doit le faire.  Les autres qu’ils obéissent et se taisent. Et vous, qu’est-ce que vous en savez si je suis fou ou sain d’esprit ?

  – Comment ne le saurai-je pas ?

  – Allez ! Cela suffit… Allons vite, madame nous attend.

  Ils descendirent, et quand Urrea entra dans la maison et dans la salle à manger, plus mort que vif, la première chose que lui dit sa cousine, en lui mettant le repas sur la table, fut :

  – Mais, mon garçon, tu dois être mort  de faim. Pourquoi n’es-tu pas venu manger avec Nazarín et Ladislao ?

Urrea se mit à genoux devant elle et lui dit d’une voix tremblante qu’il ne mangerait pas tant qu’il n’aurait pas reçu le pardon qu’humblement il sollicitait.

  – Tu es un enfant –dit Halma-. Mange et ensuite nous parlerons… Mais comme tu es un grand enfant et avec d’astucieuses mauvaises habitudes, il faut te tenir un peu la bride. Mange tranquillement, pauvre petit… Tu veux du bâton ?  Tu en auras. Je ne comptais pas sur toi pour cette vie, car jamais je n’aurais cru que tu pourrais y résister.  On te mettra à la preuve avec toute la rigueur qu’exige ton passé et les mauvaises habitudes que tu gardes encore.

En mangeant et en soupirant, parfois souriant, parfois ému jusqu’à verser des larmes, José Antonio lui dit que la rigueur de l’épreuve, si grande fût-elle, ne le serait jamais autant que son énergie et sa fermeté à y résister, et qu’il se trouvait disposé à tout, du moment qu’il vivait sous la sainte autorité de Halma. Les côtes, si raides soient-elles, ne lui faisaient pas peur. Une côte religieuse ? On y va. Une côte de rudes travaux, comme ceux d’un bagnard ? On y va.

Comme don Pascual Amador était arrivé, on parla d’autres affaires. Le gentilhomme campagnard allait porter à la dame des documents de la Mairie de Colmenar pour qu’elle les signe, et prit congé après avoir pris un petit verre de vin.

  – Don Pascual –lui dit Halma, en lui remettant le portefeuille que son cousin lui avait donné auparavant-, faites-moi le plaisir de garder ceci. Il y a…

  – Neuf mille six cent cinquante douros –précisa Urrea.

  – Je n’en  aurai pas besoin jusqu’à ce que je commence à mettre en culture le grand pré.  Parce que je me décide, monsieur, don Pascual, je me décide. Le jardin, on le commencera lundi, en labourant avec les bras dont je dispose ici. Regardez, regardez quel  gentil ouvrier est arrivé chez moi.   

Don Amador se réjouit  beaucoup des nouveaux projets de la dame, qui concordaient avec ses idées de développement de Pedralba, et il partit pour surveiller les ouvriers qu’il avait à la Alberca.

  – Pour t’ouvrir  l’appétit –dit Catalina au néophyte-, vous allez m’enlever, toi et les neveux de Cecilio, ces ruines,  jusqu’à  ce que je puisse voir le sol.

  – Tout de suite.

  – Du calme. Cet après-midi tu vas au rez-de-chaussée de la tour, où provisoirement nous avons notre école, et tu entendras l’explication du Catéchisme… Comme tu as coupé du bois, cette nuit tu vas avoir des courbatures horribles. Repose-toi, et demain,  tu fais ce que je t’ai dit, comme préparation pour des travaux plus pénibles.

  –  Pour moi, il n’y a rien de  difficile si je suis ici.

  – Tu vivras dans l’autre maison, avec Cecilio. Ce soir, tu feras ton lit dans la grange, comme tu pourras.  Tu n’as jamais dormi sur un tas de paille ? Moi si, là-bas, très loin d’Espagne…,  et dans ces jours d’abandon et de misère, cela m’avait semblé le comble de l’inconfort et de l’humiliation. Aujourd’hui, cela me serait indifférent.

  – Je m’installerai très volontiers dans la grange.

  – Ce soir, sur la liste des courses que doit ramener le père Valentin de Colmenar, nous écrirons : une grosse veste de drap marron pour toi, des grosses chaussures, de ce qu’il y a de plus épais ;  une ceinture,  un bonnet. Tu vas voir comme tu vas être élégant. Comme  chez toi il n’y a pas de miroir, tu pourras te regarder dans la flaque de la fontaine. Et quand arrivera la paire de bœufs, tu apprendras à les atteler, à les conduire. Sais-tu ce que c’est qu’une charrue, et le poids qu’elle pèse ? Eh bien, tu apprendras. Tu mangeras avec nous, car ici il ne doit y avoir qu’une table pour tous les habitants de l’île. Il arrivera un jour où Cecilio et sa famille, le père Valentín, nous mangerons tous ensemble. Demain, ; si tes courbatures ne te gênent pas trop, après avoir  tâté des pierres des ruines,  tu recommenceras à couper un peu de bois… Je ne veux pas que tu sois un seul moment sans rien faire. L’épreuve doit être sérieuse, pour que je puisse me faire de toi une idée juste et que je te considère capable ou incapable de partager notre vie. Mais attends, parce qu’ensuite viendront les exercices religieux, se lever à l’aube, les mortifications, l’assistance aux malades… Ah ! tu n’as pas encore saisi la gravité de ce que tu désires et demandes. Toi, homme de salons, homme à principes,  intelligence trop sensible à l’actualité, à ce qui est nouveau et  dernier cri, tu t’es laissé influencer par des courants d’idées qui viennent de l’étranger, comme les modes de s’habiller, de manger et d’aller en voiture. La bourrasque religieuse s’est emparée de toi, car elle souffle de temps en temps, lancée par les tempêtes qui parcourent furieusement le monde, et voilà notre petit Urrea en train de délirer pour ce qui est spirituel, comme il délirerait pour un auteur nouveau ou pour la dernière forme de chapeaux ou de costumes. Et tu viens ici avec cette piété d’ aficionado, qui n’est pas ce que je veux ni ce dont nous avons besoin.

  – Ce n’est pas ça,  ce n’est pas ça –répliqua José Antonio, sur un ton persuasif-. Je veux croire, je désire te ressembler, en maintenant la distance entre ma monstrueuse imperfection et ta …

  – Ça suffit. Je n’aime pas les paroles flatteuses.

  – Mon aspiration est de recommencer ; ou plutôt : renaître. J’ai trépassé; je ressuscite comme ton fils et ton esclave. Charge-moi des métiers les plus bas et plus humiliants, et en matière de religion, du plus difficile. Assister des malades, as-tu dit ? Nazarín me montrera.

  – En cela et en beaucoup d’autres choses encore, il peut être un bon maître pour toi et pour moi.

Sur ces entrefaites, Nazarín passa devant la fenêtre de la salle à manger, après avoir échangé ses vêtements de  bûcheron pour ceux de prêtre. Il allait au cours de Catéchisme, et déjà l’écho du brouhaha infantile annonçait que les enfants se réunissaient dans la salle provisoirement destinée à être une salle de classe.

  – J’y vais aussi –dit Urrea en le voyant passer-. Je veux être comme les tout petits. Vraiment, cet homme me semble divin, et grâce à lui, grâce à l’influence que, sans doute, il a sur toi, j’ai obtenu ton pardon. Que t’a-t-il dit, quelles raisons a-t-il invoquées en ma faveur ?

  – Il n’a fait que me raconter ce que tu avais fait.

  – Et toi… ?

  – Je lui ai demandé son avis sur la décision que je devais prendre à ton égard.

  – Et lui… ?

  – Il m’a dit que je devais t’admettre.

  – Ma cousine ! –s’exclama Urrea, avec exaltation, et en agitant les bras-, le premier qui me dira que cet homme est fou, je le tue…, ah !, non !

  Il porta sa main à sa bouche comme pour retenir le mot et le remettre dedans.

  – Non, non, je ne le tue pas, excuse-moi. Mais je le… Non plus. Ce que je ferai, ce sera de dire et de proclamer, contre l’opinion de tout le monde, qu’il n’est pas dément, qu’il ne peut l’être, que le plus grand contresens serait qu’il le soit… Et toi, tu crois la même chose, Halma, ne me dis pas non ; tu crois la même chose.

  – Toi, qu’est-ce que tu en sais ?… Silence, et au Catéchisme.

  – J’y vais.


[1] Grand parc à l’Est de Madrid.

[2] – Réservoirs d’eau qui alimentent Madrid

[3] –  Respectivement, deux places au Nord de Madrid.

[4] En français dans le texte.

[5] Ecrivain espagnol (1806-1880), grand poète, auteur dramatique et érudit.

[6] Allusion évidente au roman de Cervantes : L’ingénieux hidalgo de la Manche,  2ème  partie, chap. 42 à 53.

  • Related Posts

    La Universitat Popular de la Casa del Poble de Valladolid

    Eduardo Montagut A la Casa del Poble de Valladolid hi havia una Universitat Popular, creada i dirigida per les Societats Obreres. L’objectiu de la seva fundació era que els treballadors adquirissin “una cultura escollida” que els proporcionés coneixements útils en…

    Zugazagoitia i el judici al passat

    Eduardo Montagut En ple treball de la Comissió de Responsabilitats a l’inici de la tardor de 1931, que s’encarregà, per subcomissions, de tractar el passat immediat d’Espanya sota la Monarquia d’Alfons XIII i, especialment, en relació amb la Dictadura de…

    Deja una respuesta

    Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *

    ARTÍCULOS

    Isidora cumple 20 años ¡hoy!

    Isidora cumple 20 años ¡hoy!

    Fuego y patrimonio cultural: ¿cómo conservar lo irremplazable tras un incendio?

    Fuego y patrimonio cultural: ¿cómo conservar lo irremplazable tras un incendio?

    Zugazagoitia i el judici al passat

    Zugazagoitia i el judici al passat

    La represión de los testigos de Jehová en el tardofranquismo

    La represión de los testigos de Jehová en el tardofranquismo

    Cuando se quemaban libros en la posguerra

    Cuando se quemaban libros en la posguerra

    Los objetivos de la revista “Vida Socialista”

    Los objetivos de la revista “Vida Socialista”

    El hambre para Clemenceau

    El hambre para Clemenceau

    ¿Qué son los pasquines?

    ¿Qué son los pasquines?

    Continúa cerrado el baño en Melenara por precaución tras un vertido en la costa

    Continúa cerrado el baño en Melenara por precaución tras un vertido en la costa

    Por una relación nueva entre América y España en la República

    Por una relación nueva entre América y España en la República

    Flotillas para Gaza detenidas en octubre de 2025: contextos, actores y reacciones internacionalesIntroducción

    Flotillas para Gaza detenidas en octubre de 2025: contextos, actores y reacciones internacionalesIntroducción