Nazarín

Deuxième partie

1

Une belle nuit fraîche du mois de mars, illuminée par une lune splendide, notre bon Nazarín en sa modeste maison était perdu dans de délicieuses méditations et il se promenait les mains derrière le dos ou bien il accordait à son corps un peu de repos sur son inconfortable banquette et il contemplait à travers les vitres embuées, le ciel, la lune et les blancs nuages dont l’aspect cotonneux permettait à l’astre de la nuit de jouer à cache-cache. Il devait être minuit mais lui n’en savait rien et cela n’avait aucune importance, puisqu’il était homme à voir la disparition de toutes les horloges du monde dans une totale indifférence. Quand les coups aux clochers voisins n’étaient pas nombreux, il en faisait cas mais s’il y en avait beaucoup, sa tête n’avait pas la patience de compter jusqu’au bout. Son horloge nocturne était le sommeil, les rares fois qu’il en ressentait le besoin. Cette nuit-là, il n’avait pas encore perçu dans son corps le désir du  grabat sur lequel il avait l’habitude de se reposer.

Soudain, en pleine extase où se trouvait notre homme diluant ses pensées dans la beauté éclatante de la lune, la fenêtre s’obscurcit, une masse, venant du couloir, s’approchait et la bouchait presque entièrement. Adieu  joli clair de lune, adieu douces méditations du père Nazarín.

En s’approchant de la fenêtre, il entendit des petits coups qu’on donnait de l’extérieur, comme des ordres ou des appels pour qu’on ouvre. «Qui pouvait appeler ?… A cette heure !…» Une nouvelle fois le bruit des doigts sur la fenêtre comme sur la peau d’un tambour. «D’après la silhouette, se dit Nazarín, on dirait une femme. Bon ! Ouvrons et nous verrons bien ce que nous veut cette femme et pour quelle raison elle vient me chercher.»

Une fois la fenêtre ouverte, le prêtre entendit une voix essoufflée et déformée, comme par un de ces masques, qui lui dit sur un ton plein d’angoisse :

– Laissez-moi entrer, mon petit père, laissez-moi me cacher… on me suit et nulle par ailleurs je ne serai plus en sécurité qu’ici.

– Mais, voyons… A des heures pareilles, qui es-tu, qui êtes-vous, qu’est-ce qui vous arrive ?…

– Laissez-moi entrer, vous dis-je… D’un bond, j’entre et ne vous fâchez pas. Vous, qui êtes si bon, vous allez me cacher… jusqu’à… J’entre, oui, monsieur, tu parles que je vais entrer.

Et joignant le geste à la parole, d’un petit saut de chat de gouttière, elle entra d’un bond et referma elle-même la fenêtre vitrée.

– Mais, madame… vous comprenez bien…

– Père Nazarín, ne vous dérangez pas… Vous êtes bon et moi pas… et c’est d’est précisément parce que je suis archi-mauvaise que je me suis dit … «Il n’y a que le brave Nazarín qui peut me tirer d’affaire.» Vous ne m’avez pas encore reconnue ou vous faites l’idiot ?…   Bon sang ! Mais, je suis Ándara… Vous ne savez pas qui est Ándara ?…

– Si, si… une des quatre… dames qui étaient là le jour où on m’a volé et pour me consoler vous m’avez traité de tous les noms.

– C’est même moi qui vous ai insulté le plus et qui ai dit le plus d’insanités, parce que… La Siona est ma tante… Mais maintenant je dis que la Siona est une voleuse de la pire espèce, et vous, vous êtes un saint… J’ai vraiment envie de vous le dire parce que c’est la pure vérité… Bon sang !

– Alors comme ça vous êtes Ándara ?… mais je voudrais bien savoir…

– Rien, petit père de mon cœur, c’est que telle que vous me voyez, par la vie du tout Puissant, j’ai envoyé quelqu’un ad patres.

– Jésus !

– Vous ne pouvez pas savoir ce qu’on est capable de faire quand on touche à votre dignité…  Tout le monde peut avoir son mauvais jour… J’ai tué… ou si je n’ai pas tué… j’ai bien frappé… mais je suis blessée. Oui, mon père… ayez pitié… L’autre m’a mordu au bras et m’a arraché de la chair… sainte Vierge : avec le couteau de cuisine elle a réussi à me toucher à l’épaule… et ça saigne.

A peine avait-elle dit cela qu’elle s’écroula par terre, comme une chiffe molle, apparemment évanouie. Le petit père la secoua, l’appela par son nom. «Ándara, madame Ándara, revenez à vous, et si vous ne revenez pas et que vous mourez de cette terrible blessure, faites l’effort de vous repentir en esprit, de rejeter vos fautes pour que le Seigneur daigne vous accueillir dans sa sainte demeure.»

Tout s’était produit dans l’obscurité quasi totale, car la lune s’était cachée, comme si elle avait voulu favoriser l’évasion et la cache de cette malheureuse femme. Nazarín essaya de la relever, ce n’était pas difficile car Ándara n’était pas bien grosse, mais elle lui échappa des mains.

– Si nous avions de la lumière, disait le prêtre,  bien embarrassé, on y verrait…

– Mais, vous n’avez pas de lumière ? murmura enfin la mégère blessée, en se remettant de son évanouissement.

– J’ai bien une bougie. Mais avec quoi l’allumer, Vierge sainte, je n’ai même pas d’allumettes ici.

– J’en ai… Cherchez dans ma poche, je ne peux pas remuer le bras droit.

Nazarín tâtait de bas en haut le corps de la malheureuse, comme quelqu’un qui joue du tambourin, jusqu’à ce qu’enfin, quelque chose sonne comme un grelot au milieu des vêtements, imprégnés d’une odeur affreuse, de ces faux airs de parfum. En farfouillant non sans mal, il découvrit la boîte crasseuse et voilà notre homme en train de gratter l’allumette pour en sortir la flamme quand la mégère se redressa, effrayée et dit :

– Fermez d’abord les persiennes. Un voisin pourrait me voir par là, bon sang ! Et alors on serait dans de beaux draps…

Une fois les persiennes fermées et la lumière allumée, Nazarín put se rendre compte de l’état lamentable de la malheureuse. Le bras droit était en charpie, à force de griffures et de morsures, et à l’épaule, il y avait une blessure à l’arme blanche d’où le sang jaillissait et le corsage et le chemisier étaient tout imprégnés de sang. La première chose que fit le petit curé fut de la débarrasser de son châle puis il ouvrit ou plutôt déchira le haut de la robe de tartan. Pour qu’elle soit plus à l’aise, il lui apporta l’unique oreiller qu’il avait et entreprit les premiers soins que ses pauvres moyens lui permettaient, laver la blessure, éponger le sang avec des chiffons  qui venaient d’une chemise que les voisins lui avaient offerte le jour même et qu’il mit en pièces. 

La mégère, pendant ce temps-là n’arrêtait pas de parler, faisant allusion au tragique événement qui l’avait conduit à cette extrémité.

– C’est la Tiñosa.

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Je dis que la bagarre, c’est avec la Tiñosa, la Tiñosa, c’est elle que j’ai tuée, si je l’ai tuée, car je n’en suis pas sûre. Bon sang ! Quand je l’ai attrapée par le chignon et que je l’ai jetée par terre. Ah ! Je lui ai donné un de ces coups de couteau, de tout mon cœur, pour lui crever le sien… Ah ! Nom de nom ! Mais maintenant… je serais bien contente de savoir que je ne l’ai pas tuée…

– Vous êtes bien pareilles. Alors comme ça c’est la Tiñosa ?… Mais qui est cette femme ?

– Une de celles qui étaient avec moi, ce matin-là, vous savez ? La plus laide de nous quatre, avec son œil de mouton à moitié mort, la lèvre fendue, l’oreille coupée d’un coup qu’on lui a donné pour lui arracher le pendentif, la gorge pleine de cicatrices. Nom de nom ! S’il y avait un prix d’horreur, elle l’emporterait sûrement car moi à côté, je suis comme… une des déesses de l’Olympe. Bon… Tout ça pour une histoire d’épingles à tête noire que le Petit Ventru lui a données… et c’est de là qu’est venue la dispute… De là qu’on en est venu à une sacrée bagarre pour savoir si le Petit Ventru est un homme d’honneur ou non… Parce que moi je disais que c’est un parasite et une brute, voilà d’où est venu tout le tintouin parce qu’elle disait que j’étais ceci ou cela et qu’on n’a pas à me dire ça. Ecoutez, père, je suis une vraie chienne autant que l’autre, mais je n’aime pas qu’on me le dise, et surtout pas elle, une vieille chienne tellement abîmée que même les chats n’en veulent plus…

– Tais-toi, scélérate, tais-toi, si tu ne veux pas que je t’abandonne à ton triste sort, lui dit le prêtre sévèrement. Débarrasse-toi de toute cette rancœur, misérable, tu vois bien que tu as ajouté à tous tes péchés celui d’homicide de sorte qu’on ne sait même plus comment agripper ton âme pour l’empêcher d’aller brûler en enfer.

– C’est que… mon petit père, vous voyez bien… C’est ce que je vous dis, moi, quand on touche à ma dignité… nom de nom… Parce que même si je ne suis qu’une traînée, j’ai mon amour-propre et je veux être respectée.

– Tais-toi, te dis-je… et n’ajoute aucun commentaire. Dis-moi de manière claire et nette ce qui s’est passé pour que je sache si je dois te protéger ou te remettre à la Justice. Comment t’es-tu échappée de ce tumulte chez toi, dans la rue ou n’importe où car il a dû se former un attroupement ?… Comment as-tu réussi à ne pas te faire prendre immédiatement ? Comment es-tu arrivée jusqu’ici sans avoir été vue pour te cacher chez moi et pour quelle raison m’obliges-tu à te cacher ?

– Je vous raconterai tout, si vous voulez, mais avant il faut me donner à boire si vous avez ou alors aller en chercher car j’ai une soif terrible, une soif de tous les diables…

– De l’eau, j’en ai, heureusement. Bois et raconte, si parler ne t’affaiblit pas ou ne te fait pas tourner la tête.

– Non, monsieur. Je peux parler, si on me laisse, jusqu’au jour du Jugement dernier, et quand je mourrai, je parlerai encore un peu après mon dernier souffle. Mais, bon, voyez plutôt… Je lui ai donné un bon coup de couteau, à cet endroit, là, excusez-moi… et s’ils ne l’avaient pas éloignée, je l’aurais lardée… J’avais la moitié de ses cheveux sous mes griffes et mes deux doigts, je les avais fourrés dans son œil… Bref, on me l’a enlevée et on a voulu m’immobiliser, mais moi, je me suis défendue comme une lionne, je me suis faufilée, j’ai jeté le couteau et je suis partie, je suis partie au trot avant qu’on songe à me poursuivre, j’ai atterri dans la rue  du Peñon. Ensuite je suis revenue, petit à petit… j’ai entendu des cris… je me suis taillée. La Roma et la Verginia braillaient et la mère Gerundia disait : «C’est Ándara, c’est Ándara…» Alors, le gardien de nuit et d’autres hommes… Où est-ce que j’aurais bien pu aller… et patati et patata… de toute façon, ils allaient me chercher pour m’envoyer à la Galera[1] et à la potence… Et moi, quand j’ai entendu tout cela, bon sang ! Je me suis carapatée, collée au mur, cherchant les coins noirs, je suis arrivée dans cette rue des Amazones sans que personne ne me voie. Tout le monde là-bas et par ici pas un chat. Je me demandais bien à quel saint me vouer, je cherchais un trou où me fourrer, même dans les égouts… Mais, j’avais beau me faire petite, ça ne passait pas. Non, non, ça ne passait pas… Mon Dieu !… Et j’avais mal au bras et le sang coulait ! Bon sang ! Je me suis approchée du portail où il fait très sombre… j’ai poussé et j’ai vu qu’il s’ouvrait… Oh ! Quelle chance ! Une chance comme ça !… Les gitans ont l’habitude de le laisser ouvert, vous savez bien… Je suis entrée doucement, comme un courant d’air et je me suis esquivée parce que si les gitans m’avaient  vue, j’étais perdue… Mais ils ne m’ont pas vue, ces maudits. Ils dormaient comme des souches et le chien était sorti dans la rue… Bienheureuse chienne qui l’a fait sortir !… Eh bien, monsieur, je me suis faufilée dans la cour comme un limaçon et en moi-même, je me disais : «Mais, où est-ce que je vais aller me fourrer, maintenant ? A qui je vais demander de me cacher ?» A la Chanfa ? Pas question. A Jesusita, à la Pelada, encore moins. Si jamais les Cumplidos me voyaient, ce serait la fin de tout… Là-dessus, il m’est venu à l’esprit que si le père Nazarín ne me venait pas en aide, personne ne viendrait… En deux bonds, je suis montée jusqu’à la galerie. Je me suis souvenue alors de ce jour de Carnaval où je vous avais dit deux sottises, à cause de mon sale caractère. De ma conscience, bon sang ! j’ai cru qu’il coulait du sang comme le sang de cette blessure. Mais, je me suis dit : «C’est un saint homme, un peu simplet et bonne poire, mais il ne se souviendra pas de ces gros mots… bon sang !»  et j’ai couru à la fenêtre et j’ai frappé… Et voilà… Ah ! Que ça me fait mal… Aïe, aïe… Petit père, vous n’auriez pas, par hasard, un peu de vinaigre ?

– Non, ma fille, tu sais bien qu’ici, ce n’est pas la vie de château. Je n’ai même pas dans mon garde-manger un peu de quoi te sustenter ou te redonner du tonus. Alors, du vinaigre ! Crois-tu être entrée  au pays de Cocagne ?

2

Au petit matin, la pauvre était si mal en point que Nazario (car on ne peut pas toujours l’appeler Nazarín de manière familière) ne savait que faire ni quelle mesure prendre pour se sortir le mieux possible de cette mauvaise passe dans laquelle sa populaire bonté publique  l’avait mis. Cette Ándara (qu’on appelait ainsi par la contraction d’Ana de Ara)  tomba dans une sorte d’épuisement alarmant, avec ses moments de dépression et de délire. Pour comble de malheur, même si le brave curé comprit que tout le mal venait de l’épuisement occasionné par la perte importante de sang, il ne pouvait lui porter secours tout de suite, car il n’avait pas chez lui de victuailles à part un peu de pain, un morceau de fromage de Villalón, une petite douzaine de noix, tout cela était peu propice à remonter un malade en état de choc. Mais comme il n’y avait pas autre chose, il fallait bien faire l’effort de se contenter du pain et des noix jusqu’au petit jour où Nazarín pourrait aller trouver meilleur aliment. Il lui aurait bien donné volontiers un peu de vin car c’était cela dont elle avait surtout envie, mais ce précieux liquide n’entrait jamais dans  cette pauvre et modeste maison. Puisqu’il ne pouvait rien faire pour le rétablissement de ses forces physiques, il essaya de disposer le corps de la misérable sur un lit un peu moins dur que le sol nu où elle gisait depuis son arrivée, et se voyant dans l’impossibilité, après d’infructueux essais, de demander à Ándara de bouger de là, parce que ses muscles étaient devenus des chiffons et ses os du plomb, le brave Nazarín n’eut d’autre recours que de prendre son courage à deux mains et de saisir à bras le corps, après d’immenses difficultés, cet horrible fardeau. Heureusement, Ándara ne pesait guère lourd, car elle était bien maigrelette (la pire des choses dans son cas) et n’importe quel homme de forces moyennes, l’aurait soulevée comme on ramasse une outre à moitié vide.

Toujours est-il que notre pauvre curé, suait à grosses gouttes et faillit tomber à mi-chemin. Mais, il put enfin lâcher son fardeau et quand il laissa tomber ce tas d’os moulus et cette loque humaine sur le matelas, la fille lui dit :

– Que Dieu vous le rende.

Il faisait presque jour et pendant un moment de lucidité, après avoir craché mille bêtises, en lien avec le Petit Ventru, La Tiñosa et autre racaille qu’elle fréquentait habituellement, la mégère dit à son bienfaiteur :

– Monsieur Nazarín, si vous n’avez pas de nourriture, je suppose que vous ne devez manquer d’argent.

– Je n’ai que le produit de la messe d’aujourd’hui auquel je n’ai pas encore touché et que personne n’a  réclamé.

– Tant mieux… Bon, dès qu’il va faire jour vous allez bien m’apporter une demie livre de viande pour me faire un pot-au-feu. Apportez aussi une fillette de vin… Mais, écoutez, venez là. Vous êtes sans malice et vous vous conduisez toujours comme un saint et vous portez préjudice sans le vouloir. Ecoutez-moi, comprenez bien ce que je dis… Faites attention, j’ai du bon sens, moi… N’allez pas acheter le vin à la taverne du frère de la Jesusa, ni chez José Cumplido où on vous connaît. «Tiens, tiens, pourraient-ils dire, le bienheureux Nazarín qui achète du vin, lui qui n’en bois aucune goutte !»… Ils pourraient alors se mettre à bavarder et vas-y que j’te  cause… il y a bien quelqu’un qui se mettrait à faire une petite enquête et, bon sang ! On me découvrirait… Et qu’est-ce qu’on dirait de vous !… Allez donc acheter le vin à la taverne de la rue de l’Oso, ou à celle de la rue de los Abadales où on ne vous connaît pas, en plus ils sont plus honnêtes que par ici, on va dire… ils baptisent moins.

– Tu n’as pas besoin de me dire ce que j’ai à faire, répliqua le prêtre. Pour ce qui est de l’opinion des gens, cela ne veut rien dire pour moi, il n’est pas bien que je suive tes conseils ni que tu oses m’en donner. Ne prends pas non plus pour argent comptant, ma pauvre Ándara, le fait que ma pauvre maison devienne une cachette de criminels et que tu vas y trouver l’impunité. Moi, je ne vais pas te dénoncer, mais je ne peux pas non plus, parce que, comprends-tu, je ne dois pas me moquer de ceux qui te poursuivent s’ils le font en toute justice, ni te délivrer de l’expiation à laquelle, devant le Seigneur, les Tribunaux te jugeront sans aucun doute. Je ne vais pas te livrer à la Justice, tant que tu seras là je ferai pour toi tout mon possible. Si on ne te trouve pas, c’est une affaire entre Dieu et toi.

– Bon, monsieur, bon, répondit la mégère entre deux profonds soupirs. ça n’empêche qu’il vaut mieux acheter le vin là où je vous dis, parce qu’ils sont moins chrétiens là-bas qu’ici. Mais si vous n’aviez pas assez de fric, cherchez dans la poche de ma blouse, il doit y avoir une peseta et trois ou quatre sous. Prenez tout, je n’en ai absolument pas besoin maintenant et, soit dit en passant, profitez-en pour vous acheter un paquet de cigarettes pour vous.

– Pour moi ! s’écria le prêtre avec horreur. Mais tu sais bien que je ne fume pas !… Et même si je fumais… Garde ton argent, tu pourrais bien en avoir besoin d’ici peu.

– Bon, le vice du tabac, ce n’est rien, vous pourriez bien l’avoir, bon sang ! Allez, le fait de n’avoir aucun défaut, ce qui s’appelle aucun, c’est un défaut aussi. Mais ne vous fâchez pas…

– Je ne me fâche pas. Ce que je dis c’est que les paroles creuses et la dissipation  sont des maux que tu ajoutes à ceux que tu as déjà. Prends un peu de plomb dans la cervelle, malheureuse, demande à Dieu et à la Vierge le recueillement, sonde ta conscience, pense au mal que tu as fait et à la possibilité de l’amendement et du pardon, si tu as la foi et l’amour tu obtiendras l’un et l’autre. Je suis là pour t’aider si tu penses à autre chose qu’à ta cachette, ta peseta, ton vin et ton tabac… à moins que ce dernier, tu le veuilles pour toi, dans ce cas…

– Non, non, monsieur… moi, je… bougonna la jeune femme. C’était que… Bon, si vous voulez prendre ma peseta, prenez-la, il ne faut pas que les dépenses soient toutes à votre charge.

– Je n’ai pas besoin de ta peseta. Si j’en avais besoin, je te la demanderais… Allez ! Pense à ton âme et à ton repentir. Rappelle-toi que tu es blessée et que je ne peux pas bien te soigner, que le Seigneur pourrait bien t’envoyer sans crier gare, une gangrène, un typhus ou autre chose de pire. Ah ! ça ne peut pas être pire que ce que tu mérites et ton état ne peut pas égaler la pourriture qui dévore ton âme. C’est à ça que tu dois penser, ma pauvre Ándara et de toutes façons nous sommes à la merci de la mort qui rôde autour de toi, et comme elle vient à l’improviste, si elle vient sans prévenir, tu sais où tu pourrais atterrir.

Ni pendant le discours de Nazarín, ni longtemps après, Ándara ne pipa mot, marquant par son silence la vague peur que l’exhortation avait produite sur son âme. Un long moment après, elle recommença à soupirer encore et encore, déclarant de sa voix plaintive que s’il fallait mourir, il n’y avait qu’à s’y résoudre. Mais, ce serait bien possible aussi qu’elle vive si elle prenait quelque nourriture, un peu de vin et si elle s’en appliquait un peu sur ses blessures. Et si c’était le cas, elle ne manquerait pas d’apporter tout le repentir possible afin que la fin de l’histoire la trouve en de bonnes dispositions, comme une bonne chrétienne. En dehors de ça, si le père ne se fâchait pas, elle lui dirait qu’elle ne croyait pas à l’enfer. Le Petit Ventru, qui était une personne très cultivée et achetait tous les soirs La Correspondencia, lui avait dit que cette histoire d’Enfer et de Purgatoire c’était de la bouillie pour les chats, même que Balsamo le lui avait dit aussi.

– Et qui est ce Balsamo, ma fille ?

– Eh bien, un qui a été sacristain, il a voulu être curé et il connaît tous les chants de chœur et les répons aussi. Après il est devenu aveugle et il s’est mis à chanter dans rues avec sa guitare, et depuis qu’il a chanté quelque chose de très drôle qui finissait toujours par un refrain : Le balsamo de l’amour, on l’a appelé et on l’appelle toujours Balsamo.

– Eh bien, choisis entre l’opinion de Balsamo et la mienne.

– Non, non, petit père… Vous vous y connaissez mieux… Vous en avez de ces choses ! Comment comparer !… Ce gars dont je vous parle est un vaurien, pire que la gale. Il vit avec une fille qu’on appelle La Camelia, une grande dégingandée, qui n’a que la peau et les os. Son nom lui vient de ce qu’avant, quand elle ressemblait encore à quelque chose, on disait toujours, la dame aux Camélias.

– Je ne veux rien savoir de Camelia  ou de la dame aux Camélias, tu comprends ? Eloigne de ton esprit la pensée de tout ce personnel immonde et pense à la santé de ton âme, ce n’est déjà pas une petite affaire. Maintenant, essaie de dormir, moi, sur cette banquette, légèrement appuyé sur le mur, je vais attendre qu’il fasse jour. Il ne devrait pas tarder maintenant à nous envoyer ses premières lueurs.

S’étaient-ils endormis ou non, toujours est-il qu’ils se turent tous les deux et ils étaient encore silencieux lorsque par les fentes de la fenêtre et la porte clouée, pénétraient les premiers dards de la lumière matinale. Ils tardèrent encore un peu avant d’éclairer toute cette pauvreté et de dessiner les contours des objets, donnant à chacun sa couleur naturelle. Ándara dormit profondément jusqu’au matin et quand elle se réveilla, tard dans la matinée, elle se retrouva seule. En remarquant le bruit dans la maison, les gens qui entraient et sortaient dans la cour, le boucan des locataires, la voix tempétueuse de la Chanfaina dans sa cuisine, elle prit peur. Même si c’était les bruits ordinaires et le mouvement normal de la maison, la malheureuse n’était pas très fière et dans son angoisse, elle se décida à rester bien couchée sur la maigre paillasse, faisant bien attention de ne pas faire de bruit, de ne pas bouger, de ne pas tousser, de ne pas respirer plus qu’il ne faut, juste pour ne pas s’asphyxier afin que la plus petite négligence n’aille pas révéler sa présence dans la maison du prêtre.

Plus que la peur d’être dévoilée, c’est la fatigue qui la fit dormir et une seconde fois elle tomba dans une sorte de léthargie profonde d’où Nazarín la sortit en lui secouant la tête pour lui donner du vin. Ah ! Quelle soif ! Comme cela lui faisait du bien ! Elle appliqua sur ses blessures le même médicament qu’elle avait employé à usage interne et la matrone avait une entière confiance en ce remède, c’est que la friponne avait sans doute constaté mille fois son efficacité, et cette foi-là à défaut de l’autre, rétablit la malheureuse. La conscience de sa détresse devant le danger lui inspirait mille précautions ingénieuses, entre autres celle de ne parler que par signes à don Nazario de façon à ce qu’aucun son de sa voix ne parvînt aux oreilles de voisins indélicats. Par des grimaces et des mimiques ils parvinrent à dire tout ce qu’ils avaient à se dire et évidemment, Ándara eut bien des difficultés à indiquer par ce langage imparfait les différentes choses qu’il fallait pour le pot-au-feu que le brave petit curé pensait préparer. Il ne fut pas possible de ne pas se servir de quelques mots réduits à des chuchotements à peine perceptibles. Ils se comprirent enfin. Nazarín s’enrichit ainsi de précieuses notions culinaires et la malade prit un bouillon qui ne devait pas être bien consistant mais, d’après elle, était excellent. Après avoir pris quelques soupes, elle allait bien mieux et  reprit des forces. Une fois ses devoirs d’hospitalité accomplis, Nazarín sortit, laissant la maison fermée et notre blessée sans autre compagnie que celle de ses pensées agitées et celle d’une  souris qui, ayant flairé les mies de pain, courait sous le lit.

3

Tout le reste de la journée, notre ‘brave’ fille était restée toute seule, car le petit père n’était pas pressé de rentrer chez lui. Méfiance et suspicion de criminel assaillirent la malheureuse tout l’après-midi. «Et si ce brave monsieur me dénonçait ! se disait-elle, sans pouvoir penser à autre chose qu’à l’impunité tant désirée. Je ne sais pas, je ne sais pas…  certains le prennent pour un saint, les autres pour un grand chenapan, mais alors un grand… Je ne sais pas à quoi m’en tenir… Bon sang ! Nom de nom ! Mais non, je ne crois pas qu’il puisse me dénoncer… Le problème c’est que si on me trouve et qu’on lui demande si je suis là, il va répondre que oui, parce qu’il ne ment jamais pas même pour sauver quelqu’un. Tu parles d’une sainteté ! Si c’est vrai qu’il y a un Enfer avec ses flammes et ses tisonniers, voilà où devraient aller ceux qui disent des vérités qui coûtent la vie à un pauvre et l’envoient en prison.»

L’après-midi, elle passa un moment horrible en entendant la voix de la Chanfa près de la fenêtre. Elle parlait avec une autre femme, et d’après la voix crachotante et enrouée, ça ne pouvait être que la Camelia. Et la Camelia n’était pas une bonne personne, elle pouvait fourrer son nez partout et aller raconter des balivernes ! Après avoir bien jacassé, Estefania frappa discrètement sur le carreau, mais comme le père n’était pas là pour lui répondre, elles repartirent, ces  odieuses. D’autres personnes et des gamins du voisinage vinrent aussi frapper tout au long de la journée, c’était bien naturel et il n’y avait pas de quoi s’alarmer parce tous les pauvres des parages venaient rendre souvent visite à l’ami des pauvres et des petits. A la tombée de la nuit, la satanée friponne n’en pouvait plus, plongée dans sa peur et ses angoisses, elle aspirait au retour du prêtre pour savoir si elle pouvait compter ou non sur son silence dans sa sombre cachette. Les minutes devenaient des heures, enfin, quand elle le vit entrer une fois la nuit tombée, elle faillit le disputer pour son retard et si elle ne le fit pas, c’était parce que le plaisir de le revoir l’emportait sur la colère.

– Je n’ai pas à te rendre compte d’où je viens ni où je vais, ni comment j’emploie mon temps, lui dit Nazarín, en répondant aux premières questions impertinentes et indiscrètes de celle qu’on pouvait bien surnommer sa protégée. Et alors ? Comment ça va ? Mieux ? La blessure te fait moins mal ? On reprend des forces ?

– Oui, bien sûr, oui… Mais la peur me tourmente… A chaque instant, j’ai l’impression qu’on vient me chercher pour m’emmener à la prison. Suis-je en sécurité ? Dites-moi la vérité, parlez-moi vrai en homme et non comme un saint.

– Tu sais bien, répondit le prêtre, en enlevant son manteau et son chapeau, que moi, je ne vais pas te dénoncer… Essaie de tout faire pour qu’on ne te trouve pas… et chut ! Il y a du monde dans la galerie.

– Alors comme ça mon petit saint a fait son désoeuvré, disait l’Amazone. Et alors ? Vous êtes allé passer la main dans le dos de l’évêque, comme je vous l’avais dit ? Tant que vous ne flatterez pas, on ne vous donnera rien. Et alors ? On a eu sa petite messe, aujourd’hui ? Bon. Comme ça, on s’applique bien, on va faire les paroisses avec son joli cœur et on fait de l’esbroufe… Vous allez voir comme les messes vont tomber… Ecoutez, mon petit père, je sens… on dirait qu’il y a une odeur qui sort par cette fenêtre… vous savez, un de ces maudits parfums que portent les cocottes… Mais, vous ne sentez pas ? C’est un petit relent qui vous met k.o. !… Bon, ce n’est pas nouveau. Comme ici  viennent vous voir des gens de tout poil… et vous vous ne faites aucune différence, quand vous donnez, vous n’êtes pas regardant…

– ça doit être ça oui ! répondit Nazarín sans s’émouvoir. Il entre ici des gens de toutes sortes. Les uns laissent des odeurs, les autres non.

– J’ai même l’impression que vous sentez le vin… Seriez-vous en perdition ?… Parce que ça ne doit pas être le vin de messe.

– Cette histoire de l’autre odeur, dit le prêtre extrêmement sincère, je l’avoue. Arôme ou puanteur, voilà ma maison. Je le sens, et tout un chacun qui a un peu de flair va le sentir aussi. Mais je ne sens pas l’odeur de vin, franchement, je ne sens rien mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas eu dans cette maison, aujourd’hui… Il y a pu en avoir, mais ça ne sent pas, madame, ça ne sent pas.

– Bon, moi je dis que ça pue… Mais on ne va pas se disputer pour ça, c’est que votre nez ne perçoit pas les mêmes odeurs que moi…

La Chanfa lui proposa ensuite de la nourriture et il refusa se contentant de recevoir, après de nombreuses insistances, une brioche à la cannelle et deux saucisses de Salamanque. La conversation n’alla pas plus loin et l’horrible frayeur de la prisonnière cessa aussi.

– J’avais l’impression, disait-elle, inconsolable, en entendant l’amazone s’en aller, que mon parfum de débauchée qui se dégage de mes vêtements allait me dénoncer. Je brûlerais bien tout si je pouvais sortir en chemise. Je ne pensais pas du tout en me mettant ce parfum que j’allais m’attirer tant d’ennuis. C’est pourtant une bonne odeur, pas vrai, petit père, vous n’aimez pas ?

– Moi, non. Je n’aime que le parfum des fleurs.

– Moi aussi. Mais, c’est cher et moi, je ne peux en avoir que lorsque je visite les jardins. Il y a quelque temps j’ai un ami qui m’apportait des fleurs en quantité, des fleurs superbes. Seulement elles étaient un peu sales.

– Pourquoi sales ?

– A cause de la saleté de la rue. Cet ami-là était éboueur, vous savez, ceux qui ramassent les poubelles tous les matins. Parfois, à Carnaval ou aux temps des bals, il balayait à la porte des théâtres et des  maisons de riches et il ramassait plein de camélas.

– On dit des camélias.

– Des camélias et même des roses. Il mettait tout dans un papier en faisant bien attention et il me les apportait.

– Quelle délicatesse !… Vas-tu arrêter de penser à ces bêtises… Si tu regardais un peu ce qui est important, la purification de ton âme ?

– Comme vous voudrez, même si je n’ai pas l’impression que je vais mourir cette fois-ci. J’ai la peau dure, comme les chats.  Je me suis retrouvée deux fois à l’hôpital, un drap par-dessus la tête, tout le monde croyait que j’avais trépassé, mais je me suis retapée et je me suis soignée.

– Il ne faut pas s’y fier, madame, on croit avoir échappé une ou deux fois, mais… La mort est notre compagne, partout, elle est aussi notre amie. Nous aussi, nous la côtoyons depuis notre naissance et les coups durs, les misères, la fragilité, les souffrances continuelles sont comme des caresses qu’elle nous fait au fond de nous. Et, je ne vois pas pourquoi on doit avoir peur de son image quand on la voit en dehors, car cette image est toujours en nous. Je suis sûr que tu es effrayée de voir une tête de mort et que dire d’un squelette…

– Ah ! Oui, que ça me fait peur !

– Eh bien, la tête de mort qui te fait si peur, la voilà, c’est ta tête à toi…

– Mais, elle ne doit quand même pas être si laide que celle des cimetières.

– Tout pareil, la seule différence c’est qu’elle s’habille de chair.

– De sorte que je suis une tête de mort ? Et mon squelette à moi, c’est tous ces os montés ensemble comme ceux que j’ai vus au théâtre une fois, dans la représentation des fantômes ? Et quand je danse, mon squelette danse aussi ? Et quand je dors, mon squelette aussi ? Nom de nom ! Et quand je vais mourir, on va jeter mon joli petit squelette en terre ?

– Exactement, comme quelque chose qui ne sert plus à rien.

– Et quand on meurt, on sait qu’on est mort et on se souvient de la vie ? Et l’âme dans quelle partie du corps est-elle ? Dans la tête, dans la poitrine ? Quand on se dispute avec une autre, alors, l’âme vient à la bouche et aux mains ?

Nazarín répondit sur la question de l’âme le plus clairement et le plus simplement possible pour cette intelligence un peu fruste et ils continuèrent à débattre à voix basse tout le début de la nuit, après avoir mangé un petit bout, sans s’occuper du voisinage, qui, heureusement, ne s’occupait pas d’eux non plus. Ándara, à cause sans doute de l’immobilisation forcée qui excitait son imagination, voulait tout savoir, montrant une curiosité, disons, presque scientifique et le brave ecclésiastique répondait mais pas toujours. Elle voulait savoir comment on naît, comment les poussins sortent de l’œuf tous identiques au coq et à la poule…  Pourquoi le numéro 13 est un nombre maudit et pour quelle raison ça porte bonheur de trouver un fer à cheval au milieu du chemin… Ainsi qu’était inexplicable pour elle le lever du soleil de chaque matin ou que les heures soient toutes égales et que la durée des jours d’une année, à chaque saison, soit la même chaque année… Où allaient se fourrer les anges gardiens quand on est petite, et pour quelle raison les hirondelles s’en vont en hiver et reviennent en été et trouvent le même nid ?… C’est bizarre aussi que le numéro 2 porte bonheur et que le fait d’avoir deux bougies allumées dans les chambres porte malheur… Pourquoi les souris sont-elles si astucieuses, alors qu’elles sont toutes petites et que le taureau, pourtant si gros, se laisse berner par un bout de chiffon ?… Les puces et toutes ces petites bêtes ont-elles une âme à leur manière ?… Pourquoi la lune croît et diminue et qu’est-ce qui fait que lorsqu’on trouve dans la rue une personne qui ressemble à une autre, la deuxième arrive aussitôt ?… C’est bizarre aussi que le cœur nous dise ce qui va arriver et quand les femmes enceintes ont des envies, par exemple, d’aubergines, le gamin vient au monde avec une trace d’aubergine sur le nez. Elle ne comprenait pas non plus pourquoi les âmes du Purgatoire peuvent sortir dès qu’on donne quelques pièces au curé pour des répons, et pourquoi le savon chasse la crasse et pourquoi le mardi est un jour si mauvais qu’il ne faut rien faire ce jour-là.

Nazarín répondait facilement à la majeure partie de ces questions, mais il ne savait pas quoi répondre à d’autres  et il rejetait de manière catégorique tout ce qui faisait partie des superstitions idiotes, la priant de chasser de son esprit de telles bêtises. La veillée passa ainsi et la nuit paisible et sans histoire permit à la malade de reprendre des forces. Trois ou quatre jours passèrent ainsi. Ándara surmonta ses blessures et recouvrit ses forces. Le brave don Nazario sortait tous les matins dire sa petite messe et revenait tard à la maison, sans qu’aucun incident ne vienne troubler cette monotonie ou qu’on ne découvre la cachette de la débauchée. Même si cette dernière se sentait en sécurité, elle ne négligeait aucune de ses minutieuses précautions pour que rien ne transpire à l’extérieur, pas le moindre indice de sa présence.

Au bout de trois jours, elle abandonna le doux matelas, mais n’osait pas sortir de la chambre et dès qu’elle entendait des voix, elle retenait son souffle. Mais le sort versatile ne voulut pas la protéger plus longtemps et le cinquième jour, toutes les précautions furent inutiles et la scélérate se vit à deux doigts d’être remise au pouvoir de la Justice.

A la tombée de la nuit, la Estefania vint à la fenêtre et appela le petit père qui venait d’entrer pour lui dire :

– Eh ! Espèce de nigaud, ce n’est plus la peine de faire la mijaurée, tout se sait. On sait bien qui est la vieille chouette que vous hébergez dans votre taudis ! Ouvrez-moi la porte, j’ai un mot à vous dire, laissez-moi vous parler sans que les autres ne s’en aperçoivent.

4

Ándara, qui devait écouter, devint blanche comme la chaux du mur, lequel, à vrai dire n’était pas d’une extrême blancheur, et elle s’imagina déjà aux galères avec des menottes et des chaînes aux pieds. Elle claquait des dents quand elle entendit entrer la Chanfaina, qui entra tout de go dans la chambre et se mit à dire :

– Les petites histoires sont terminées. Ecoute, propre-à-rien, dès le premier jour j’ai su que tu étais là. Je t’ai débusquée à l’odeur. Mais, je n’ai rien voulu dire, non pas à cause de toi, mais pour ne pas compromettre le petit père, qui se met dans de sales affaires tout en pensant bien faire, c’est son côté angelot naïf. Maintenant, sachez bien tous les deux, que si vous ne faites pas ce que je vais vous dire, vous êtes cuits.

– La Tiñosa est morte ? demanda Ándara, aiguisée par la curiosité, plus grande à ce moment que la peur.

– Non, elle n’est pas morte. Elle est à l’hôpital mais tu l’as bien soignée, d’après ce qu’on dit, elle ne va pas manger les pissenlits pour cette fois. Car, si elle était morte, à coup sûr tu étais bonne pour la corde. Donc… tu files d’ici au plus vite. Tu vas où tu veux mais cette nuit même l’excellent Juge va venir par ici.

– Mais qui… ?

– Ah ! Mais qu’elle est bête ! La Camelia a un de ces flairs… ! L’autre nuit, elle est venue à ta fenêtre y coller son nez dans la fente comme les chiens ratiers quand ils ont une trace. Et vas-y que je te renifle… on entendait ses reniflements du porche. Eh bien, elle et les autres t’ont découverte, il n’y a plus d’échappatoire. File vite d’ici et cache-toi où tu pourras.

– Je m’en vais tout de suite, dit Ándara, en s’enveloppant dans son manteau.

– Non, non, ajouta la Chanfa qui le lui enleva. Je vais te donner un des miens, le plus vieux pour mieux te cacher. Je vais aussi te donner une vieille robe. Tu vas laisser ici ton linge taché de sang, je vais le cacher, moi… Et sois bien sûre que je ne fais pas ça pour toi, vieille bête, mais pour le pépère, que tu as mis dans le pétrin et on va penser qu’il est de mèche avec toi. La Justice est une salope qui fourre son nez partout. Maintenant, notre Séraphin va faire ce que je vais lui dire, sinon, on l’embarque lui aussi et bonjour les anges, ils pourront toujours courir pour le sortir de prison. 

– Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?… Qu’on le sache ! demanda le prêtre, qui, au début paraissait serein, mais ensuite parut un tantinet pensif.

– Eh bien, vous, niez tout, niez, niez, niez toujours. Cet oiseau-là s’en va d’ici, qu’elle aille se cacher où elle pourra. Elle enlève tout, absolument tout,  plus de traces… Moi, je vais laver la pièce, je vais laver la faïence, et vous, monsieur Nazarillo de mon cœur, quand les gars de la Justice vont venir, vous dites non à tout. Elle n’a jamais été là,  que ce n’est pas vrai ou alors qu’on le prouve, bon sang !

Le petit curé ne disait rien mais la diablesse d’Ándara appuya avec énergie les raisons d’Estefania. 

– C’est bien dommage, continua cette dernière, on ne va pas pouvoir faire disparaître cette maudite odeur… Mais comment la faire disparaître ?…  Ah ! Sacrebleu, fille de pute, maudite roulure ! Pourquoi au lieu d’apporter ici tout ce parfum de tous les diables, n’as-tu pas rapporté tous les parfums des écuries de Madrid, espèce de traînée ?

Une fois rappelés les titres d’Ándara, la patronne virile qui était l’activité en personne dans ces moments difficiles, apporta sans tarder les vêtements que la criminelle devait se mettre, en échange de ceux qui étaient tachés de sang et favoriser ainsi sous des vêtements d’emprunt, la sortie de la criminelle qui devait aller se chercher une meilleure cache.

– Ils vont être là bientôt ? demanda-t-elle à la Chanfa, décidée à aller vite.

– On a encore le temps d’arranger ça, répondit l’autre, parce qu’elles sont en train de porter plainte et les hypocrites de la Justice ne seront pas là avant dix heures, dix heures et demie. C’est Blas Portela qui me l’a dit, il est au courant de tous les problèmes de la justice et sait même quand ces messieurs du couvent des Salésiens[2] se font piquer par une mouche. On a le temps de laver et de faire disparaître la moindre trace de cette dévergondée… Et vous, monsieur le Candide, vous n’êtes bon à rien… Allez donc vous promener.

– Non, il faut que je sorte, j’ai une affaire en cours, dit don Nazario, en mettant son chapeau. J’ai un rendez-vous avec monsieur Rubin, curé de San Cayetano, après le chapelet.

– C’est bien, de l’air… On va chercher un seau d’eau… Toi, regarde bien partout si tu n’as pas laissé une jarretière, un bouton ou un peigne ou n’importe quoi de ton horrible personne, un élastique, une cigarette… Il est bien mal pris, ce pauvre innocent à cause de toi… Eh ! Mon coeur, don Nazarín, oust, dehors ! Nous autres, on s’occupe de tout.

Le prêtre s’en alla et les deux bonnes femmes restèrent à trimer.

– Cherche bien, retourne tout le matelas, si tu trouves quelque chose, disait la Chanfa.

Et l’autre :

– Ecoute, Estefa, c’est de ma faute, c’est moi la coupable… et le petit père m’a protégée, je ne veux pas qu’à cause de moi et de cette odeur de parfum on dise demain, je ne sais quoi… C’est moi qui ai commis la faute, je vais travailler ici jusqu’à ce qu’il ne reste pas une trace de ce parfum entêtant… Mais, puisqu’on a le temps… Tu dis que pas avant dix heures ?…  alors, va à tes affaires et laisse-moi seule. Tu vas voir, je vais tout laisser nickel.

– Bon, moi, il faut que je prépare le souper aux vendeurs de miel et aux quatre types de Villaviciosa… Je vais t’apporter de l’eau et toi…

– Ne t’en fais pas. Je peux même aller moi-même chercher de l’eau à la fontaine du coin. Ici, il y a un seau. Je mets mon châle sur la tête et ni vu ni connu.

– C’est vrai : vas-y, moi, je cuisine. Je reviendrai dans une demi-heure. La clé de la maison est sur la porte.

– Je n’en ai pas besoin. Laisse-là où elle est. Je vais et je reviens en moins de deux. Ah ! Autre chose : maintenant que je me rappelle… donne-moi une peseta.

– Pourquoi faire, traînée ?

– Tu en as ou pas ? Donne-la-moi, prête-la-moi, tu sais bien que je suis réglo. Je la veux pour acheter un petit verre et m’acheter du tabac. Ai-je menti des fois ?

– Des fois, non, toujours. Bon, tiens la voilà ta foutue peseta et on n’en parle plus. Tu sais ce que tu as à faire. Au boulot ! J’y vais. Attends-moi ici.

La terrible amazone sortit et après elle, à deux minutes d’intervalle, la dévergondée, après avoir ramassé la peseta de son amie, une bouteille de la cuisine, un flacon pas très grand. Il faisait noir dans la rue comme dans un tunnel. Elle disparut dans les ténèbres, traversa la rue Santa Ana et peu après, elle était de retour avec les mêmes trucs camouflés dans les plis de son châle. Agile comme un chat, elle monta l’étroit escalier et entra dans la maison.

En très peu de temps, guère plus de sept ou huit minutes, Ándara entra dans un réduit tout proche de la cuisine, sortit un tas de paille de maïs d’un matelas tout déchiré, emporta dans la chambre le tout enveloppé dans la toile, en étendit sous le lit, versa par-dessus le pétrole qu’elle avait apporté dans la bouteille et dans le flacon. Cela lui paraissait insuffisant, elle déchira encore de haut en bas, à l’aide d’un couteau, l’autre matelas de maïs, ce doux matelas où elle avait dormi ces dernières nuits, elle ajouta paille sur paille et pour être plus sûre elle y jeta la toile des deux matelas et tous les chiffons qu’elle avait à portée de main et pardessus, le lit, la banquette et même le sofa de Vitoria. Une fois le bûcher près, elle sortit sa boîte d’allumettes et fschhh !… Comme de la poudre à canon, bon sang ! La fenêtre ouverte pour que ça fasse courant d’air, elle attendit un instant, tout en contemplant son œuvre et ne se sortit pas avant que l’épaisse fumée qui sortait du tas enflammé ne l’empêche de respirer. Derrière la porte, sur les premières marches de l’escalier, elle observa un instant la fureur des flammes qui montaient, l’air qui entrait en soufflant, la maison du bon Nazarín qui se remplissait de fumée noire, puis elle descendit à toute vitesse et disparut par le porche plus vive que la lumière. Elle se disait sous son châle : «Cherchez l’odeur, maintenant… nom de nom !»

Elle descendit la rue de Carnero par la petite colline du Rastro. Ensuite, à La Mira el Rio, elle s’arrêta là pour regarder l’endroit où, d’après elle, elle pouvait entrevoir entre les toits, l’auberge de la Chanfaina. Elle n’était pas tranquille tant qu’elle ne voyait pas la colonne de fumée qui annonçait que son essai d’incendie s’était transformé en succès. Si la fumée ne montait pas trop vite c’est que les voisins devaient essayer d’étouffer le feu… Mais non ! Qui aurait bien pu éteindre ce petit enfer qu’elle avait allumé elle-même en moins de temps que la récitation du credo ? Elle resta inquiète pendant une dizaine de minutes, regarda le ciel et pensa que si le feu ne prenait pas bien, son haut-fait, loin de la sauver définitivement, serait encore plus compromettant. Elle était prête à tout, même à aller pourrir aux galères, mais elle ne pouvait admettre qu’on accuse le divin Nazarín de choses fausses, par exemple, qu’il ait eu ou non des relations avec une femme de mauvaise vie…

Enfin, béni soit Dieu ! Elle vit sortir par-dessus les toits une colonne de fumée noire, plus noire encore que l’âme de Judas et elle vit que dans les cieux montaient en se tordant les terribles spirales. On aurait dit que la flambée parlait et disait en même temps qu’elle :»Que la Camelia fourre son nez de chienne à pattes tordues !… Allez, vous vouliez de l’odeur, messieurs les hypocrites de l’incurie ? Eh bien ! ça ne sent plus que la corne brûlée… bon sang ! Et le joli cœur qui va vouloir découvrir mon odeur… qu’il aille fourrer ses griffes dans la cendre… et il verra… s’il se brûle…»

Elle s’éloigna un peu et du bas de la Arganzuela, elle vit des flammes. Tous les toits semblaient une crête rougeâtre que la dévergondée contemplait, non sans une sauvage fierté. «Je peux être une voleuse, mais j’ai de la conscience, et en conscience, je ne veux pas qu’on dise que ce qui est bien est mal et qu’ils nous prouvent qu’il y a une odeur de peigne et une sale odeur de vêtement que je porte… Non… la conscience d’abord… Troie peut bien brûler !… Sois tranquille, Nazarín, même si tu perds ta maison, tu trouveras bien une autre tanière…»

L’incendie prenait de formidables proportions. Ándara vit que les gens couraient là-bas à toute vitesse, elle entendit le tocsin. Elle crut dans son délire que c’est elle qui agitait les cloches. Tan, taran, tan….

– Quelle brute cette Chanfaina ! Tu crois qu’en lavant, on enlève les mauvaises odeurs ! Non, bon sang !  ça ne s’en va pas à l’eau… comme dit l’autre…  Les mauvaises odeurs ne se lavent que par le feu, oui, bon sang ! Le feu !

5

Un quart d’heure après le départ de la diablesse, la maison de don Nazario était une fournaise et les flammes parcouraient l’étroite enceinte dévorant tout ce qu’elles trouvaient. Les voisins accoururent atterrés, mais avant de pouvoir jeter les premiers seaux d’eau, élément providentiel contre les petits incendies, il sortait par la fenêtre une telle bouffée de fumée et de feu que personne ne pouvait s’approcher. Les locataires couraient ici et là montaient et descendaient sans savoir quel parti prendre, les femmes criaient, les hommes juraient. Il y eut un moment où les flammes semblaient s’éteindre ou au moins diminuer à l’intérieur de l’appartement et quelques-uns s’aventurèrent dans l’escalier qui montait du porche, d’autres versaient des cruches d’eau par la fenêtre du couloir. Avec une bonne pompe à eau puissante, on aurait pu arrêter l’incendie à ce moment-là  mais pendant qu’on attendait les secours des pompiers et de leurs pompes, toute la maison avait le temps de brûler entièrement et ses habitants de griller à l’intérieur s’ils ne se pressaient pas à se mettre à l’abri. Au bout d’une demi-heure, on vit sortir de petites volutes de fumée sous les tuiles, (l’appartement principal et les mansardes, tout ne faisait qu’un) et là, il n’y avait plus aucun doute, le feu s’était propagé en douce aux poutres d’en haut. Et les pompes, alors ? Ah ! Mon Dieu ! Quand la première arriva, le toit dégradé brûlait déjà comme un tas de ronces sèches et le couloir ainsi que l’aile nord du patio. On aurait dit que cette construction était de l’amadou saupoudré de  poudre à canon. Le feu comme excité, famélique et brutal la dévorait. Les poutres vermoulues brûlaient, le plâtre et même les briques, car tout était pourri et usé comme une vieille croûte séculaire. Tout brûlait de plaisir. La combustion était une joie et se donnait en cadeau comme pour une séance de pyrotechnie.

Inutile de décrire l’horrible panique des pauvres voisins. Devant l’étendue de l’épouvantable incendie, on pouvait bien penser que l’édifice tout entier allait être en feu sans qu’on puisse en sauver la moindre petite parcelle. Il était impossible d’éteindre un tel enfer dût-on faire cracher sur lui tous les tuyaux du monde catholique. A dix heures et demie, on ne pensait plus qu’à sauver sa peau et à mettre de côté les quelques ustensiles qui formaient le mobilier de ces pauvres demeures. On vit donc soudain sortir des couloirs vers la cour puis vers la rue, des hommes, des femmes et des enfants. Les mulets gitanesques s’échappèrent aussi ainsi que les chats et les chiens sans oublier les rats qui avaient élu domicile dans les trous et les recoins du haut et du bas.

La rue fut bientôt envahie de lits, de coffres, de commodes et mille autres bricoles comme une sorte de cri de misère et de désespoir, auquel s’unissait le terrible souffle des flammes, le tout formant un ensemble sinistre. Les habitants et leurs subalternes ne s’occupaient que de mettre en sécurité les ustensiles et les personnes parmi lesquelles il y avait quelques perclus, des boiteux et des aveugles. Hormis l’un d’eux qui sortit, la barbe un peu roussie, tout put être sauvé sans qu’on ait à déplorer la perte d’aucune vie humaine. Il est vrai que disparurent un certain nombre de gallinacées, certaines ayant changé de propriétaire plus que disparu dans l’affaire… un des ânes, dans l’affolement, alla trouver refuge dans la rue des Estudios. Et pour finir, les pompiers s’efforcèrent d’empêcher l’incendie de passer aux habitations voisines, et, ceci dit, tout allait dans le meilleur des mondes.

Inutile de vous dire que la Chanfaina, dès que parvint à son grand nez l’odeur de brûlé, ne pensa qu’à mettre toutes ses affaires à l’abri, car même si cela n’avait pas grande valeur, c’était le meilleur de la maison. Aidée des vendeurs de miel et de quelques locataires attentifs, elle réussit à sortir ses biens et mit tout son bazar dans la rue. Ses mains et ses pieds n’arrêtaient pas, sa langue agressive non plus. Elle balançait des injures et des grossièretés à tout le monde, aux pompiers et même au feu. Le reflet des flammes rendait son visage encore plus rouge et faisait bouillonner tout son mauvais sang.

Elle avait juste rassembler ses bricoles dans la rue, sauf une partie de sa batterie de cuisine qu’elle n’avait pas pu sauver, et elle était occupée à les surveiller des pirates, lorsque le père Nazarín se présenta devant elle, aussi tranquille, mon Dieu, aussi tranquille que s’il ne s’était rien passé et il dit de son ton angélique :

– Alors, comme ça, madame Chanfa, nous voilà sans toit ?

– Ben oui, mon poulet, le tonnerre nous est tombé dessus !… Et vous dites ça, tranquille comme Baptiste… Vous, comme vous n’aviez rien à perdre et que Dieu vous a fait la grâce de brûler vos misères, vous ne faites pas attention à nous, les potentats, qui devons sortir nos babioles à la rue. Eh bien, cette nuit, vous allez dormir en plein air, comme un brave monsieur. Qu’est-ce que vous en dites de cet épouvantable brûlot ? Savez-vous que ça a commencé par votre appartement, comme si une poudrière avait explosé ?… Qu’on ne vienne pas me dire que c’est naturel. Tout ça c’est un feu d’artifice, oui, monsieur, un feu que… bon… je ne veux rien dire. Pour le propriétaire, c’est une chance, il va s’en réjouir car ça ne valait pas un clou et l’assurance va bien le rembourser un peu, sinon, on devrait en parler pas mal dans les journaux et quelqu’un devrait en entendre parler, quelqu’un que je ne nommerai pas pour ne pas la compromettre.

Le brave don Nazario haussa les épaules sans montrer ni peine ni chagrin devant la perte de sa petite propriété et relevant son manteau, il se mit au service des gens pour les aider à ranger leurs breloques et à les passer d’un endroit à l’autre. Il resta à travailler jusqu’à une heure avancée de la nuit, puis, épuisé, il accepta l’hospitalité que lui offrait dans une des rues voisines, les Maldonadas, un jeune prêtre ami, qui passait par hasard sur les lieux du sinistre et qui le vit occupé à des tâches bien peu dignes de la fonction d’un ministre de l’autel, ce sont ses propres mots.

Il passa cinq jours chez son ami, dans l’inactivité paisible de quelqu’un qui n’a pas à se creuser la tête pour les besoins de son existence. Heureux de sa pauvreté et de sa liberté, acceptant sans violence ce qu’on lui donnait, sans rien demander, sans besoins et sans envies. Il n’avait aucun désir terrestre et ne regrettait pas ce qui pour beaucoup est sujet d’inquiétude. Il n’avait pour toute richesse que les vêtements qu’il portait et un bréviaire que son ami lui avait donné. C’était pour lui le bonheur, cette insouciance fondée sur une conscience pure comme le diamant. Il ne se souvenait plus de son appartement détruit, ni de Ándara, ni de Estefania, ni d’aucune relation qu’il avait eue avec ces gens lorsqu’un beau matin, on l’appela au Tribunal pour  faire une déclaration sur une femme de mauvaise vie, appelée Ana de Ara, et je ne sais quoi…

– Bon, se dit-il en prenant son manteau et son chapeau, disposé à remplir sans délai son devoir judiciaire, les voilà au courant. Qu’était devenue cette Ándara ? L’avaient-ils coffrée ? Je vais y aller et dire la vérité tout entière, en tous cas, en ce qui me concerne, sans m’immiscer dans ce qui ne me regarde pas, et qui n’a rien à voir avec l’hospitalité que j’ai offerte à cette malheureuse femme.

C’est sûr que son ami, qu’il mit au courant en quelques mots, fit une drôle de tête en entendant cela, et ne laissa pas de se montrer un tantinet pessimiste sur la bonne         marche à suivre et les conséquences de cette vilaine affaire. Nazarín n’en devint pas pour autant méfiant et s’en alla rencontrer le représentant de la Justice qui le reçut avec délicatesse et prit sa déposition avec tous les égards dus à l’état ecclésiastique du témoin. Incapable de dire, dans les grandes comme dans les petites affaires, ce qui est contraire à la vérité, la norme pour sa conscience, il dit toute la vérité, non seulement par obligation, en tant que chrétien et prêtre, mais par cet ineffable plaisir qu’il ressentait à cela, il rapporta au juge, point par point, tous les événements, il répondit catégoriquement à toutes les questions qu’on lui faisait et signa sa déposition, la conscience tranquille.  A propos du crime d’Ándara, événement auquel il n’avait pas participé, il resta très réservé, ajoutant qu’il ne savait rien sur la cachette de la méchante femme, cette dernière avait dû sortir de son antre la nuit de l’incendie.

Il se retira d’auprès du juge, tout à fait satisfait, sans remarquer, absorbé qu’il était par sa conscience, que le juge ne l’avait pas traité, après sa déposition, avec la même bienveillance qu’avant, qu’il le regardait avec pitié et mépris, avec défiance peut-être… De toute façon, même s’il s’en était rendu compte, peu lui importait. De retour chez son ami, celui-ci renouvela son pessimisme au sujet de la protection qu’il avait apportée à cette friponne, insistant sur le fait que les gens et la curie ne verraient en don Nazario, cet homme embrasé du feu de la charité, que le protecteur des criminels. Il fallait donc prendre des précautions contre le scandale et voir comment l’éviter si cela survenait. Avec tout cela, l’heureux petit curé ne le laissait pas vivre en paix. C’était un intrigant actif qui avait beaucoup de relations à Madrid et d’une activité affligeante quand il se mêlait d’affaires qui ne le concernaient pas. Il prit contact avec le juge et le soir, eut l’indicible plaisir de décocher à don Nazario le discours suivant :

– Ecoutez-moi bien, mon ami. Soyons francs. Vous vivez dans les nuages et vous ne voyez pas le danger qui vous entoure… qui vous entoure, oui, monsieur. Eh bien, le juge, un monsieur d’importance, la première chose qu’il m’a demandé sur vous, c’est  qu’il voulait savoir si vous étiez fou. Je lui ai répondu que je ne le savais pas… Je n’ai pas osé le contredire, car si vous avez toute votre tête, votre conduite est encore plus inexplicable. A quoi diable pensiez-vous en recevant à votre domicile une prostituée de la sorte, une criminelle, une… ?  De grâce, don Nazario ! Savez-vous de quoi vous accusent ceux qui sont allés raconter toute l’affaire au juge ? Eh bien, que vous avez des relations scandaleuses, odieuses et malhonnêtes avec cette femme ou d’autres de la même espèce. Quelle honte, mon cher ami ! Je sais bien que ce n’est pas vrai. On se connaît !… Vous en êtes incapable… et si vous vous laissiez tenter par le démon de la concupiscence, vous le feriez sans doute avec des femmes d’une tout autre classe… Sommes-nous d’accord ?…  Je considère que tout cela n’est qu’une calomnie !… Mais vous savez ce qui se passe après ? C’est facile pour vos calomniateurs de vous déshonorer, il vous sera beaucoup plus difficile de faire taire l’erreur. La médisance trouve toujours des cœurs pour attiser, des bouches pour transmettre, alors que la démonstration de la vérité, personne n’y croit, personne ne la répand. Le monde est un monde méchant, l’Humanité, inique et traîtresse, ne fait que demander indéfiniment qu’on lui relâche Barrabas et qu’on crucifie Jésus… Je voudrais vous dire autre chose : on veut aussi vous compromettre dans l’incendie.

– Dans l’incendie !… Moi ! s’écria don Nazario, plus surpris qu’effrayé.

– Oui, monsieur. On dit que c’est cet infernal dragon qui a mis le feu à votre maison, lequel feu par les lois de la physique s’est propagé à tout l’édifice. Je sais bien, moi, que vous êtes innocent de tout cela comme des autres bêtises, mais attendez-vous à ce qu’on vous traîne d’Hérode à Pilate, exigeant vos témoignages, les mêlant à d’autres vilaines affaires dont la seule allusion donne la chair de poule.

En effet, le seul fait d’en parler, sa peau semblait se transformer sous l’effet de la peur et il en avait honte alors que l’autre écoutait toutes ces mauvaises augures, dans la plus parfaite sérénité.

– Enfin, mon cher Nazario, vous savez bien que nous sommes amis, de tout cœur, que je vous crois un homme irréprochable, un homme innocent, pulcherrimo viro. Mais vous vivez dans les nuages et cela vous nuit à vous mais aussi à vos amis intimes et par exemple à ceux qui partagent le même toit. Ce n’est pas que je vous chasse, camarade, mais moi, je ne vis pas seul. J’ai là ma chère maman qui vous apprécie beaucoup mais qui n’est pas tranquille depuis qu’elle est au courant des problèmes judiciaires dans lesquels notre hôte s’est mis. Et ne croyez pas qu’elle et moi, nous sommes les seuls à le savoir. Hier soir, on en a parlé longuement au club de Manolita, la sœur de monsieur le Vicaire Général. Certaines vous accusaient, d’autres vous défendaient. Mais maman dit :»Il suffit de quelques rumeurs, même injustes, pour qu’on ne puisse plus garder ce brave homme sous notre toit…»

6

– N’en dites pas plus, camarade, lui répondit don Nazario sur le ton tranquille qu’il utilisait toujours. De toute façon, je pensais m’en aller aujourd’hui ou demain. Je n’aime pas être un poids pour mes amis, je n’ai même pas pensé à abuser de la noble hospitalité que vous et madame votre mère, la bonne doña María de la Concordia, m’avez octroyée. Je m’en vais tout de suite… Qu’avez-vous encore à me dire ? Vous voulez me demander ce que je réponds à toutes les viles calomnies ? Eh bien, vous devez bien l’imaginer, mon cher ami et compagnon. Je réponds que le Christ nous a enseigné à souffrir et que la meilleure application que doivent faire ceux qui aspirent à être ses disciples, est d’accepter en toute tranquillité, avec même une certaine jouissance les souffrances qui peuvent surgir sur nos routes, la méchanceté humaine. Je n’ai plus rien à dire.

Comme ses bagages étaient faciles à rassembler parce que tout ce qu’il avait, il le portait sur lui, cinq minutes après ce discours, il prenait congé du petit curé et de doña María de la Concordia puis il sortit, se dirigeant vers la rue du Calvaire où il avait des amis, qui l’hébergeraient sûrement quelques jours. C’étaient deux vieillards, le mari et sa femme, installés là dès les années 50, tenant un commerce de sandales, de corderie, de marc d’olives, de harnais de mules, de bouchons, de baguettes de frêne et un peu de faïence. Ils le reçurent comme il s’y attendait et l’installèrent dans une pièce étroite au fond de la cour, lui arrangèrent un assez bon lit, au milieu des tas de bâts, de colliers de mules et de rouleaux de ficelles… C’étaient de braves gens qui suppléaient le luxe par la bonne volonté.

Durant les trois bonnes semaines où notre ange Nazario vécut là, il se passa des événements si malheureux et il s’accumula sur sa tête tant de calamités soudaines qu’on aurait cru que Dieu voulait le soumettre à une épreuve décisive. Très vite, plus de messes pour lui dans aucune paroisse. Partout on le recevait mal, avec un dédain méprisant et même si lui ne prononça jamais un mot inconvenant, il dut en entendre de bien durs et bien cruels ici et là dans les sacristies. Personne ne lui donnait les explications d’une telle attitude et lui ne demandait rien non plus. Cela devenait pour le pauvre petit curé, une vie impossible, car après avoir convenu avec les Peludos (c’est ainsi qu’on appelait ses deux amis de la rue du Calvaire) une somme journalière pour son hébergement, il ne pouvait plus l’assurer. Il renonça dans les tous derniers temps à faire le tour des églises et oratoires pour chercher des messes qui de toutes façons n’existaient plus pour lui, il s’enferma dans sa sombre demeure, jour et nuit, dans la méditation et la tristesse.

Un jour, un vieux prêtre de ses amis vint lui rendre visite. Il avait une occupation au Vicariat de la cathédrale, il fut prit de pitié devant son misérable sort et lui apporta de quoi se changer. Il lui dit qu’il ne devait pas s’enfermer comme cela, mais devait s’adresser résolument à l’intendant de la cathédrale, lui raconter avec franchise tous ses malheurs et leurs motifs, et essayer de retrouver ce qu’il avait perdu par son indolence et la méchanceté de petites gens infâmes qui le détestaient. Il ajouta que le document officiel s’était étendu et qu’on lui retirait les licences. Il était appelé au bureau épiscopal pour qu’on lui impose une pénitence au cas où de ses déclarations on trouverait quelque chose de répréhensible. Tant et tant de coups eurent raison du tempérament courageux de cet homme si faible en apparence mais d’une force intérieure si chrétienne. Il n’eut plus de visite du vieux prêtre et sa sombre résidence baignait dans une solitude mélancolique et un quiétisme lugubre. Mais de sa triste solitude il ressortit grandi, fort et éclatant. Il décida d’affronter la situation dans laquelle les événements l’avaient mis et il obligea sa volonté à s’attacher à mieux vivre selon les désirs constants de son âme.

Il ne sortait de sa sombre tanière qu’au petit matin et prenait le chemin de la Porte de Tolède, avide de voir la divine campagne, d’en jouir, de contempler le ciel, d’entendre le chant matinal des magnifiques petits oiseaux, de respirer l’air frais et de reposer ses yeux dans la verdure souriante des arbres et des prairies qui en avril et en mai, même à Madrid, ravissent et enchantent le regard. Il s’éloignait, il s’éloignait, s’enfonçant de plus en plus dans les champs, ouvrant ses horizons, se jetant dans les bras de dame Nature et de là, il pouvait voir Dieu dans toute sa splendeur.  Qu’elle était belle cette Nature, d’autant plus belle que l’Humanité était laide !… Ses promenades matinales quand il marchait un peu, puis s’asseyait… le confirmèrent pleinement dans l’idée que Dieu parlait à son esprit et lui ordonnait d’abandonner tout intérêt mondain,  d’adopter la pauvreté et de rompre ouvertement avec tous ces artifices qui constituent ce que nous appelons civilisation. Son désir d’une pareille vie lui devenait irrésistible, s’imposait. Vivre dans la nature, loin des villes opulentes et corrompues. Quel bonheur ! Il n’y avait que comme cela qu’il avait l’impression d’obéir au commandement divin qui se manifestait sans arrêt dans son âme. C’était l’unique façon d’arriver à la purification totale d’un point de vue humain et de réaliser les biens éternels, de pratiquer la charité sous la forme qu’il convoitait de tout cœur.

De retour à la maison, il faisait grand jour, quelle tristesse, quel ennui ! Ses idées se dénaturaient au contact de la réalité ! Parce que lui, bien volontiers, il renoncerait à tous les avantages matériels de sa profession ecclésiastique, il cesserait d’être un poids pour les malheureux et honorables Peludos et soit en faisant l’aumône soit en travaillant, il gagnerait son pain. Mais comment obtenir du travail ou une aumône avec ces habits de prêtre qui le désignaient comme fou ou malotru. De là lui vint une sorte d’aversion pour son habit, ses horribles habits noirs embarrassants ; il les aurait bien changés contre des habits plus grossiers. Un jour, découvrant que ses chaussures étaient toutes décousues et sans possibilités de les faire réparer, il pensa que la meilleure façon et la moins onéreuse était de ne point en porter. Bien décidé à essayer la chose, il resta toute la journée les pieds nus, marchant dans la cour sur les galets et dans l’humidité, parce qu’il avait beaucoup plu. Il s’en trouva satisfait, et considérant qu’on s’habitue aux pieds nus comme on s’habitue  à tout, il se proposa de poursuivre la leçon un autre jour, puis un autre, jusqu’à parvenir à l’idée de rester pieds nus de façon permanente, c’était là pour lui un idéal de vie.

Un matin où il était sorti peu après le petit jour pour son excursion dans les alentours de la Porte de Tolède, assis pour se reposer à un kilomètre environ au-delà du pont, vers Carabancheles, il vit un homme s’approcher louche, maigre, le visage jauni, bardé de cicatrices, le vêtement très pauvre et ayant toutes les apparences d’un contrebandier, d’un maquignon ou quelque chose comme ça. Très respectueusement, bien comme il faut, avec un respect que Nazarín, comme homme ou comme prêtre n’était pas habitué à voir chez ceux qui s’adressaient à lui, ce sujet peu avenant l’aborda ainsi :

– Monsieur, vous ne me connaissez pas ?

– Non, monsieur… je n’ai pas ce plaisir…

– Je suis Paco Pardo, le fils de la Canoniga, voyez ?

– Mon cher monsieur…

– On vit dans cette maison que vous voyez là-bas au-delà du cimetière… Eh bien, c’est là qu’est Ándara. Cela fait plusieurs matins qu’on vous voit bien tranquillement assis sur cette pierre et Ándara nous a dit qu’elle avait honte de venir vous parler… Eh bien, aujourd’hui, elle m’a poussé à venir… et sauf votre respect, je vous dis qu’elle me dit qu’elle laverait bien votre linge si vous en aviez… parce que si votre révérence n’avait pas été là, elle serait dans le couvent des sœurs de la rue de Quiñones, c’est-à-dire aux galères… Et elle me dit encore, sauf votre respect, que comme ma sœur apporte de Madrid des poubelles et des détritus et autres choses substantielles, dont on se sert pour nourrir les cochons et les poules, et nous aussi, c’est comme ça, le fait est que depuis deux ou trois jours… non, trois, elle a rapporté un chapeau de curé qu’on lui a donné dans une maison… A vrai dire, ce chapeau vient d’un défunt, mais il est comme tout neuf et Ándara dit que si vous en vouliez, il ne faut pas avoir de scrupule… je vous l’apporterai là où vous me direz… sauf votre respect…

– Innocents. Qu’est-ce que vous dites ? Un chapeau de curé ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, moi d’un chapeau de curé ? répondit le prêtre énergiquement. Gardez votre chose pour qui en voudra ou bien mettez-le à un épouvantail, si vous en avez, oui, j’en vois là-bas au milieu des légumes, des petits pois ou tout ce que vous voudrez sauver des oiseaux… c’est bon. Merci beaucoup. A plus tard… Ah ! Et pour ce qui est de laver mon linge, j’apprécie, mais je n’ai pas de linge à laver, grâce à Dieu, disait-il en s’éloignant. Adieu, merci… j’ai échangé mes vêtements avec ceux qu’on m’a donnés… tu vois ? Et ceux-là, je les lave moi-même dans une flaque de la cour, et tu peux être sûr qu’ils sont parfaits. C’est moi qui les ai étendus sur des cordes parce que là où je suis s’il a quelque chose qui ne manque pas ce sont des cordes… Là-dessus, adieu…

De retour à la maison, il passa toute sa journée à marcher pieds nus et à la cinquième ou sixième leçon il était à l’aise et même tout joyeux.  Le soir, il dîna de quelques bettes frites et d’un peu de pain et de fromage. Il parla avec ses bons amis et protecteurs de l’impossibilité de payer ce qu’il devait, si on ne lui donnait rien à faire qui puisse lui procurer quelque gain, même si c’étaient les occupations les plus misérables. El Peludo s’étonna de l’entendre dire de telles extravagances.

– Un ecclésiastique ! Que Dieu nous garde… ! Que dirait la société, si notre saint homme de petit curé… !

La dame Peluda ne prit pas les projets de son hôte de manière sentimentale mais en femme pratique. Elle déclara que le travail n’est pas déshonorant, que Dieu lui-même a travaillé pour faire le monde, et qu’elle savait qu’à la gare des Pulgas, on donnait cinq réaux à tous ceux qui voulaient bien transporter le charbon. Si notre petit curé voulait défroquer pour gagner honnêtement sa journée, elle lui trouverait une maison où on payait largement ceux qui lavaient les tripes de mouton. L’un comme l’autre, totalement convaincus que c’était la misère qui démolissait le malheureux prêtre, voyant en lui une bonne âme, incapable de gagner sa vie, lui déclarèrent de ne pas se tracasser pour la somme qu’il devait, car, eux, en bon chrétien, et grâce à la parcelle de sainteté qu’ils avaient chevillée au corps, ils lui faisaient don des repas qu’il avait pris. Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois et il y avait bien des chats et des chiens dans le voisinage qui consommaient plus que le père Nazarín… Il ne devait pas se tracasser de ce qu’il leur devait, ce n’était qu’une misère, et tout était pardonné pour l’amour de Dieu ou parce qu’on ne sait jamais et ce qu’on donne aujourd’hui, on pourrait bien le demander demain.

Don Nazario les remercia et ajouta que c’était la dernière nuit que passait chez eux le gêneur inutile, ce à quoi tous les deux le dissuadèrent de partir à l’aventure. Lui le faisait avec sincérité et chaleur, elle, ne parlait qu’à mi-mots car elle voulait le voir partir vers d’autres cieux.

– Non, non, ma résolution est bien arrêtée, et vous ne pourrez pas, malgré votre bonté que j’estime beaucoup, me dissuader du contraire, leur dit le prêtre. Et maintenant, mon ami Peludo, avez-vous une vieille cape qui ne sert plus et que vous pourriez me donner ?

– Une cape ?…

– Ce vêtement qui n’est qu’un grand morceau de grosse toile avec un trou au centre par où passer la tête.

– Une couverture ? Bien sûr que j’en ai.

– Eh bien, si vous n’en avez pas besoin, je vous remercie d’avance de me la passer. Pour ma part, je pense qu’il n’existe pas de vêtement plus commode et plus pratique pour s’abriter sans être embarrassant… Avez-vous aussi une casquette ?

– Des coiffures neuves, il y en a au magasin.

– Non, j’en veux une vieille.

– Il y en a aussi d’occasion, sûrement, fit remarquer la Peluda. Rappelle-toi celle que tu avais quand tu es venu du fin fond de ta campagne pour te marier. ça ne fait jamais que quarante-cinq ans.

– Voilà, c’est celle-là que je veux, la vieille.

– Eh bien, elle est à vous… Mais ce serait mieux pour vous l’autre à poil de lapin que j’avais quand j’allais à la chasse à Trujillo…

– D’accord.

– Voulez-vous une ceinture ?

– ça peut servir.

– Et le petit gilet de Bayonne qu’on pourrait mettre en vitrine s’il n’avait pas les coudes troués ?

– C’est bon.

Ils lui donnaient les vêtements et lui les ramassait avec enthousiasme. Tout le monde alla au lit et au petit matin, le saint Nazarín, pieds nus, la ceinture par-dessus le gilet de Bayonne, la cape recouvrant le tout, la casquette enfoncée sur la tête, un bâton à la main, prit congé de ses braves bienfaiteurs et le cœur tout joyeux, le pied léger, l’esprit tout entier en Dieu, les yeux dans le ciel, sortit de la maison en direction de la Porte de Tolède. En la passant, il crut sortir d’une sombre prison pour entrer comme citoyen dans l’heureux royaume de liberté qu’il convoitait tant.


[1] Prison pour femmes à Madrid.

[2] Le couvent des Salésiens ou de la Visitation a été transformé en 1870 en Palais de Justice.  (L’ordre des Visitandines a été fondé par François de Sales)

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