
Traduit par Daniel Gautier
1
Durant trois, cinq, dix, je ne sais combien de jours, les évènements se déroulèrent doucement et comme sur des rails au château de Pedralba et dans ses champs et dans les bois qui l’environnaient, et on remarquait en tout, dans les choses et les personnes, l’impulsion que leur avait donné d’une main ferme l’organisatrice de cette singulière famille. Mais on était loin encore de voir la réalisation totale de l’idée complète de la noble dame, parce que le manque de locaux ne pouvait se résoudre rapidement, et que dans différents détails de l’organisation, surgissaient à chaque instant des obstacles que seules la constance et la bonne volonté de tous pourraient vaincre à la fin. Le mise en culture du jardin donna beaucoup de travail, à cause de la dureté du terrain et par la difficulté de l’alimenter en eau. Comme il n’était pas facile ni économique de l’amener de la source par des conduites, on ouvrit un puits, dans le trou duquel il ne fut pas nécessaire de creuser plus de vingt et quelques pieds pour trouver de l’eau en abondance. Deux semaines après avoir commencé les travaux, il y avait déjà plusieurs carrés plantés de petits pois, haricots, choux et autres légumes de consommation courante. Provisoirement, on entoura le jardin avec des pierres et des épines. La paire de boeufs ne se fit pas attendre, et trois jours après tous ces travaux, Urrea savait déjà conduire ces animaux patients, comme s’il les avait connus sa vie durant. Très vite, il les prit en affection, et il n’aurait pas échangé leur compagnie silencieuse pour celle d’amis de l’espèce humaine, comme il en avait tant connu dans sa première vie.
Les travaux les plus rudes n’abattaient pas l’enthousiasme du noceur repenti : le constant et méthodique exercice corporel, s’il le fatiguait au début, avait fini par le fortifier. L’idée d’être un homme nouveau s’enracinait tellement dans sa conscience, qu’il crut qu’il avait un sang nouveau, en se faisant de nouveaux muscles, et même qu’on lui avait enlevé tous ses vieux os pour lui en mettre des tout neufs. De son appétit, n’en parlons pas : il ne se souvenait pas d’en avoir eu un semblable depuis son enfance. Souvent, il mangeait sur la colline avec le berger ou les neveux de Cecilio (dont on parlera ensuite) ; et il préférait cette pitance frugale et savoureuse, qu’Aquilina, Beatriz ou la comtesse elle-même lui apportaient dans une petite marmite, à tous les plats les plus raffinés des tables de Madrid. Et quand ils improvisaient un souper ou un déjeuner à l’air libre et cuisinaient avec des ajoncs et des bouts de bois sur un trépied, dans la poêle du berger, de rustiques soupes de pain ou quelque chose de semblable, notre homme appréciait d’une manière incroyable et rendait grâce à Dieu de l’avoir amené à cette vie sauvage. Et ensuit le calme de l’esprit, la paix de la conscience, la sécurité du lendemain !… Rien ne pouvait se comparer à des biens semblables, nouveaux pour lui. Tout ce qu’il connaissait du monde, d’un ordre radicalement différent, lui paraissait une mauvaise plaisanterie du Destin. Parce que la vie de la ville durant les années que, parfois sans raison, on appelle fleuries, de vingt à trente ans, qu’avaient-elles été d’autre qu’un supplice sans fin, une humiliation, une angoisse, et tout ce qui existe de mal ? Bénie soit l’état sauvage, bénie soit la barbarie qui lui permettait ce qu’il y avait de plus élémentaire : vivre !
Les Borregos, car c’est ainsi que s’appelaient les deux neveux de Cecilio, journaliers dans la propriété, furent les premiers compagnons de chambre du sauvage improvisé, et ils ne tardèrent à devenir ses amis, ses maîtres aussi dans tout ce travail rustique. Dieu n’en avait pas fait de plus primitifs ; mais pas non plus de plus simples, ni au cœur aussi noble et droit. Au début, l’épiderme moral d’Urrea se sentait un peu froissé au contact de la rude écorce de ces pauvres gens ; mais il ne tarda pas à avoir les mains calleuses, et si lui à leur contact s’endurcissait, les autres, indubitablement, s’adoucissaient. Le soir, quand ils se couchaient sur la paille, vannés, dans le bref moment qui précédait le sommeil, tous trois bavardaient, chacun s’expliquant selon ses moyens, et vous y auriez vu confondues la barbarie et la culture, le langage aisé et le baragouin maladroit, l’intelligence et la superstition. L’aîné des Borregos, un gaillard de vingt-deux ans, se distinguait par sa crânerie effrontée et un peu insolente; non seulement il se tenait pour un homme capable de se mesurer loyalement avec le plus costaud, mais dans le domaine du travail de la terre, il n’en rabattait pas même devant les plus experts. Il savait tout ; il se vantait de connaître les secrets de la terre et de l’atmosphère. La plante qu’il mettait en terre, sûr qu’elle prenait et qu’elle poussait comme pas une. Il avait inventé une infinité de règles de physiologie végétale, dont aucune ne ratait, selon lui, dans la pratique. Sur la fécondation, sur les époques des semailles et des repiquages, et l’influence mystérieuse des phases de la lune sur la vie des plantes, il contredisait avec la plus grande impudence l’avis des vieux paysans, en défendant le sien avec entêtement. Urrea était enchanté de ce caractère inflexible, tenace, fondé sur un amour propre furibond. Plus d’une fois il s’était demandé : « Dans une autre sphère, avec une autre éducation, Bartolomé, qu’est-ce qu’il serait ? » Le second Borrego était le contraire de son frère : humble, avec une volonté paresseuse, qui facilement se moulait à celle d’autrui, peu disert, un peu mélancolique, curieux et toujours à poser des questions. Il aimait qu’on lui raconte des guerres, des aventures et des évènements extraordinaires, et devenait fou devant des images, toutes les sortes de petites figurines peintes, même si c’était celles des boites d’allumettes, qui lui semblaient aussi belles qu’à nous les tableaux de Raphaël et de Velasquez. Et Urrea se disait : « Isidrico, dans une autre sphère et éduqué avec des garçons cultivés, qu’est-ce qu’il serait ? »
Avec ces réflexions, José Antonio de Urrea étudiait l’Humanité, en même temps qu’il obtenait de l’observation de la Nature d’utiles enseignements. Dans son existence antérieure, il n’aurait jamais remarqué une multitude de phénomènes qui l’émerveillaient. Même le ciel étoilé, les nuits claires et sans nuages, attiraient son attention comme une chose nouvelle et inconnue. Il l’avait vu, oui, de nombreuses fois ; mais jamais il n’avait aussi bien vu et ne s’était réjoui autant de sa beauté. Avec cela, de nouvelles idées remplaçaient les anciennes, qui, telles des feuilles mortes, tombaient et étaient emportées par le vent. Et toute la nouvelle pousse cérébrale grandissait avec force, annonçant un feuillage et une efflorescence vigoureuses. Lui, ne cessait de le répéter : c’était comme naître deux fois ; la seconde par un miracle de Dieu, à l’âge d’homme, en conservant le souvenir de la première incarnation pour pouvoir comparer et mieux apprécier les avantages de la seconde.
Halma et son cousin avaient peu d’occasions de se parler dans ces premiers débuts de la vie rustique, parce que lui travaillait loin de la maison. Le soir, après le rosaire, ou s’ils dînaient en communauté, madame l’exhortait en peu de mots à maintenir ce comportement ordonné. Cela et les saluts obligés, quand, par hasard, ils se rencontraient dans la campagne, étaient leur relation verbale. Mais en esprit, Urrea ne la séparait pas de lui ; de nuit et de jour, il pensait à elle, ou se l’imaginait, la transformant à sa guise. Il n’y avait rien de plus agréable pour lui que d’apprécier dans les actes et les expressions de ses compagnons, le grand respect que madame leur inspirait. Et ce respect s’était tellement renforcé en lui que, lorsqu’il la voyait venir, il se troublait comme un gamin timide. Et il avait beau s’apprécier dans son nouvel état de conscience, chaque jour il sentait croître la distance entre eux deux, parce que si lui, il s’élevait, elle, elle montait d’une manière démesurée.
Au bout de quinze jours d’apprentissage, le novice avait reçu de Nazarín l’ordre de déménager sa résidence. Notre bon prêtre pèlerin avait été trois jours à San Agustín, pour finir de résumer le livre divin de la Patience, employant sublimement la sienne, et de retour à Pedralba, il avait nettoyé, sans l’aide de personne, les deux chambres de la tour. Il y était resté toute une matinée, à blanchir les murs, à laver le sol carrelé et à sortir comme il pouvait toute la crasse qu’il y avait dans les coins.
– Ici tu seras mieux que là-bas –avait-il dit le soir à Urrea, en lui donnant la possession de son nouveau domicile et en lui montrant un lit propre et bien douillet, et les meubles de bois brillant-. Cela, mon cher Urrea, je le fais pour toi, qui es habitué à l’essentiel du confort, qui est la propreté. Ici, madame nous enseigne à être nos propres serviteurs, et je te donne l’exemple…
– Quel exemple ! Mais vous me le donnez à l’envers, en vous faisant mon serviteur.
– Et non, petit sot. Ce que je fais cette semaine, tu le feras la semaine prochaine.
Nazarin le tutoyait depuis les premiers jours, car c’était chez lui une vieille habitude. Et ne connaissant pas les usages de la politesse, il n’abandonnait la forme familière que devant des personnes très respectables, comme la comtesse, don Remigio et d’autres semblables.
– Bon –dit le néophyte-, je ne vois ici qu’un lit. Peut-être que vous avez le vôtre dans de ce galetas d’à côté, près de l’escalier en pierre ?
– Ce que tu appelles galetas est une jolie pièce. Vas-y et regarde-la. Il y a assez d’espace pour mon lit, qui est cette estrade bien recouverte d’une couverture… Tu vois ? Quel luxe, quelle élégance !… Et comme moi, ici, je ne vais pas donner des bals, je n’ai pas besoin de plus d’espace. Tu vois ? Couché sur ma planche, avec la tête je touche le mur d’ici et j’ai encore quelques trente centimètres pour toucher de mes pieds le mur d’en face. Et si tu voyais comme c’est douillet. Le problème, c’est qu’elle rivalise en obscurité avec la gueule d’un loup ; mais comme je ne suis pas là durant la journée, et que le soir je peux allumer la lumière si je veux, je m’y trouve très bien. Pendant longtemps, j’ai dormi dans des chambres et des lits pires que cela.
– Je le sais. C’est pour cela que vous êtes comme vous êtes, et qu’on vous prend pour un homme sans cervelle. Enfin, s’il faut distribuer des pénitences et des privations, qu’on me les donne à moi, et vous verrez comme je les accepte vite.
– Des pénitences, des privations ! Dieu te les enverra quand tu t’y attendras le moins. Pour le moment, ne disais-tu pas que tu aimais l’ample liberté de la grange ? Eh bien, tant pis pour toi. Tu ne retournes plus là-bas. Ici, dans la tour, prisonnier !, à supporter mes sermons, si j’ai envie de t’en faire avaler un, à prier avec moi, oui, pour sûr, autant que j’en aurai envie.
– C’est pour cela que nous sommes là, père Nazario ; mais dans cette maison de l’égalité, nous devons alterner dans le confort, je veux dire, dans les mortifications. Une nuit je dors dans le lit, et vous, sur l’estrade, et la nuit suivante, on change.
– Ça, on verra. Il n’y a pas autant d’égalité que tu crois, et il ne doit pas y en avoir. Pour le moment, je suis au dessus de toi en âge, en savoir et comme directeur, et si je t’ordonne de dormir dans un lit moelleux, il faudra que tu t’y fasses.
Au retour du dîner au château, et avant d’entrer dans leurs chambres, ils parlèrent encore un peu.
– Pepe –lui dit Nazarín, en s’asseyant sur son estrade-, sais-tu une chose ? Après le dîner, pendant que tu étais sorti pour fumer un petit cigare, madame m’a chargé de t’avertir…
– De quoi ?
– Rien, n’aie pas peur… Tu dois penser que c’est quelque chose d’important !… Et si ça l’est, je ne le sais pas… Eh bien, de t’avertir que si, demain, ou après demain, bon, don Remigio et don Amador te disent quelque chose de désagréable, quelque chose de blessant, tu essaies de ne pas te fâcher. Tu n’as pas encore appris à réprimer la colère, et sur ce point, il faut que tu fasses très attention, José Antonio, parce que la colère est un péché très vilain. Tu sais bien que nous tous qui vivons ici, nous devons être patients, doux, et affronter avec un visage serein les offenses, les outrages même. C’est ce que tu dois apprendre, Pepe, et éprouver ta patience dans la pratique, dans la réalité. Si non, tu es de trop à Pedralba.
– Mais, que vont me dire le curé et Amador ? Par les cornes du diable –cria Urrea, en s’emportant.
– Tu commences tôt –dit Nazarín , en s’approchant du lit sur lequel l’autre venait de coucher-. Mais, voyons, je suis en train de te faire la morale…
– A moi…, me dire à moi !… Mais, quoi ?
– Est-ce que je le sais, moi, mon cher enfant ?
– Oh ! Vous le savez, père Nazarín, et sinon, vous le devinez, parce que vous lisez dans les pensée des gens et vous pénétrez les intentions les plus secrètes.
– Je ne sais pas, je te le dis… Je fais ce qu’on m’a demandé, et je me tais. Madame m’envoit t’avertir que, quoique ce soit que tu entendes, de ne pas te mettre en colère, ni même de montrer des signes d’irritation. Elle l’ordonne.
– Eh bien, si elle l’ordonne, je préfère mourir à désobéir… Mais je ne sais pas, mon chez Nazarín, je ne sais ce qui m’arrive. Avec ce que vous m’avez dit…, je sens que mon moi ancien s’agite et trépigne, comme s’il voulait… Hélas, on ne naît pas une deuxième fois, n’est-ce pas ? On ne meurt pas pour continuer à vivre dans une autre forme et dans un autre être. Un homme ne peut être … un autre homme.
– Sans aucun doute…, un homme ne peut être un autre –dit l’apôtre, en souriant avec bienveillance-. Ne fatigues pas ton cerveau avec ces subtilités. Laisse-le reposer dans le sommeil.
– Je ne pourrai pas dormir.
– Nous prierons. Je te raconterai des histoires. Je te bercerai comme les petits enfants.
– Même comme ça, je ne dormirai pas… Ma tristesse, je ne sais quelle inquiétude lancinante, m’empêche de dormir.
– Je ne veux pas que tu sois triste, Pepe. Imite-moi, car je vis toujours dans une joie tempérée.
– Oh, si je pouvais !… Et ce n’est pas seulement la tristesse. Il me semble que j’ai de la fièvre. Je vais tomber malade.
– Si tu tombes malade -répliqua le petit prêtre de la Manche, en fixant sur lui un regard pénétrant-, je te soignerai… et je te sauverai de la mort.
– La mort !… –s’exclama Urrea, abattu, en fermant les yeux-. Pourquoi s’en défendre, quand elle est la meilleure, l’unique solution ?
– Ne t’occupes pas de ta mort. Dieu s’en ocupera. Maintenant, mon fils, dors.
– Dormir, oui… Vous me l’ordonnez ?
– Je le désire.
Ils se turent, et peu après Urrea dormait, en ayant Nazarín comme garde malade, lequel, assis près du lit, priait entre ses dents.
2
Le jour suivant, alors que notre sauvage se trouvait dans le jardin, il entendit le trot d’un cheval. Croyant que don Remigio s’approchait, il regarda avec inquiétude. Mais non ; c’était Laínez, le médecin de San Agustin, qui allait deux fois par semaine à Pedralba pour examiner tous les pauvres habitants des alentours. Madame l’avait engagé pour ce service, temporairement, en attendant que l’on puisse installer un médecin à temps complet à la maison pour faire des visites et assister tous les malades de la commune. On reconnaissait les jours de Laínez, parce que, depuis le lever du jour, sur les chemins apparaissaient d’innombrables personnes au visage hippocratique, estropiés et boiteux, les uns avec les yeux bandés d’autres avec la main en écharpe, l’un arrivant en charrette, un autre se traînant comme il pouvait. La consultation durait toute la matinée, et l’après-midi, le docteur allait voir, à la demande expresse de la comtesse, les malades qui vivaient le plus près.
Urrea salua courtoisement le médecin, quand il passa à côté de lui, et fut sur le point de lui demander : « Vous avez quelque chose à me dire de la part de don Remigio ? » Mais comme Laínez n’avait fait que répondre froidement à son salut, le jeune homme revint à son travail, silencieux et triste. « Allons causer un peu avec la terre » se disait-il, en maniant d’un bras vigoureux la pelle ou la houe. Et c’était vrai que la terre et l’homme se parlaient, lui, en lui racontant ses peines, elle, en lui disant un peu de ses mystères impénétrables. Mais comme la terre est si discrète qu’elle ne révèle rien de ce lui disent les morts ni les vivants, j’ignore ce dont parlèrent l’homme et la terre.
L’après-midi Laínez et Amador partirent ensemble. Urrea les vit s’éloigner, laissant leurs montures aller au pas. « Je suis sûr qu’ils parlent de moi », se dit-il en les regardant de loin. C’était un pressentiment, un trait de révélation de ceux qui ne trompent jamais, à cause de la mystérieuse connivence des fluides, qui, semble-t-il, nous entourent. « Ils parlent de moi –dit à nouveau José Antonio-, et ils disent du mal. C’est aussi certain que le soleil brille. » Et il recommença à raconter ses chagrins à l’argile, avec la pelle comme organe, et en remuant les mottes spongieuses et en les voyant se briser au soleil, il entendait de vagues réponses.
Amador et Laínez, en s’éloignant tranquillement de Pedralba, disaient du néophyte ce que celui-ci ne pouvait pas savoir même en le demandant à la terre.
– Eh bien vous allez voir –dit le gentilhomme campagnard- ce qui est arrivé. Monsieur le marquis de Feramor m’a fait dire par Alonso que si j’allais à Madrid, je passe absolument le voir. J’y suis allé lundi, comme vous savez, et dont Paquito m’a dit à quel ;point l’aristocratie était scandalisée de voir que ce vaurien de Urrea s’était faufilé ici. Là-bas, ils croient qu’il ne vient que pour la tromper et lui soutirer le peu d’argent qu’elle a, en jouant l’homme religieux et contrit, et en la dupant avec des bondieuseries et ces farces du retour à la terre. Moi, je crois la même chose, mon cher Laínez, parce qu’il est aussi repenti que mon bonnet ; c’est un homme avec une histoire malpropre et le premier loustic de Madrid. Nous ici, les bons amis de madame la comtesse, qui apprécions et connaissons ses imminentes qualités, nous devons lui ouvrir les yeux pour qu’elle voit le dragon, qui est entré chez elle. ..
C’est ce dont il s’agit, mon cher Amador –dit le médecin, homme petit à l’allure mesquine, avec une moustache bien lissée et grise, qui semblait tenir avec de la colle, des yeux éteints, un visage rugueux, la tête difforme et quelques cheveux sur l’occiput-. Don Remigio a reçu des lettres de son oncle don Modesto Díaz, et d’après celles-ci, ce monsieur Urrea serait un histrion…
– Un quoi ?
– Un histrion, ce qui est la même chose que dire un comédien. Il feint des sentiments, des états d’âme particuliers, il joue ses comédies avec un bagout et une mimique parfaits, et est en train de tromper tout le monde… Et oui, monsieur. Cet individu ne m’a pas plu la première fois que je l’ai regardé, et il continue … à ne pas me plaire. On a un peu de flair et on a vu beaucoup de monstruosités de la matière et de l’esprit… Et bien, voilà. Nous avons parlé de cela don Remigio et moi… Naturellement, Remigio est le mieux placé pour…
– Pour mettre les points sur les i.
– Et attirer l’attention de la comtesse sur le serpent qu’elle abrite en son sein –dit Laínez, tout content de sa comparaison-. Avant-hier, Remigio a lâché les premières piques ; mais madame, d’après ce qu’il dit, l’a écouté assez contrariée, et elle a eu la générosité, cela semble incroyable, d’affirmer que son cousin est un homme de bien.
– Vraiment ? Eh bien, elle n’échappera pas à une grosse demande d’argent, ou à quelque chose de pire… parce que cet individu n’est pas de ceux qui s’en vont sans rien dans la poche.
– Pour moi, il est venu dans un but intéressé –dit le médecin, en regardant fixement l’autre personnage-, et si on me pousse, j’ajouterai que, dans un but sinistre…
– Allons, à ce point, non !
– On verra… Le temps dira.
Arrivés au point où ils se séparaient, ils s’arrêtèrent pour se mettre d’accord sur le jour et l’heure où ils devaient se réunir avec don Remigio, afin de s’accorder sur la forme et la manière d’instruire ensemble la dame de Pedralba sur un problème aussi délicat. Une fois d’accord, chacun suivit son chemin.
Deux jours après, alors qu’Urrea se trouvait dans la forêt, il vit venir trois hommes à cheval par le chemin de San Agustin. Malgré la distance énorme à laquelle ils s’arrêtèrent, sa vue prodigieuse les reconnut tout de suite et son cœur tressaillit dans sa poitrine. Avec une rage de dément, il cogna violemment sur le tronc d’arbre qu’il était en train de fendre, et le bois, dans le gémissement qu’il paraissait exhaler en recevant les coups de hache, lui disait : Ils parlent de toi, ils disent du mal de toi. »
Urrea les regardait, en suspendant parfois son travail pour y revenir avec une terrible impétuosité musculaire, et il disait au tronc : « Plutôt que toi, c’est ces trois-là que je voudrais attaquer. » Il observa que, près de la propriété, les cavaliers s’arrêtaient, comme s’ils avaient quelque chose d’important à discuter et à mettre au point avant d’entrer dans Pedralba.
Don Remigio, se dressant nerveusement sur ses étriers, et aussi pris par son sujet que s’il se trouvait en chaire, leur adressa cette litanie, que l’on pourrait à plus juste titre appeler harangue ou sermon.
– Messieurs et amis, la chose est grave, et c’est notre devoir de recourir promptement au remède, en aidant de nos conseils désintéressés la personne qui a apporté tant de bienfaits, sur cette terre misérable. Evitons que les intentions de la sainte Comtesse ne soient trahies par un libertin. Si je l’avais connu quand pour la première fois il est arrivé à San Agustín, je lui aurai coupé la route de Pedralba… Ah, avec moi on ne joue pas ! Mais je me trouvais dans la plus grande innocence relativement à ce petit monsieur, et je l’ai accueilli dans ma modeste maison, et je l’ai amené ici. Dans la même candide innocence vous viviez vous aussi, mes bons amis, jusqu’à ce que, à la fin, grâce à des informations dignes de foi, nous sommes tombés de nos respectives montures. Maintenant…
– Que monsieur le curé me permette un moment –dit Amador, se souvenant d’une idée qui devait être ajoutée au dossier-. Un mot seulement: ce qui indigne monsieur le marquis, la famille et tous les autres nobles de Madrid, c’est que, après avoir donné à doña Catalina sa dot sans l’avoir diminué ni avoir décompté… Parce que vous devez savoir qu’une partie de la dot avait été consommée par la dame là-bas sur les terres d’Orient. Eh bien : monsieur le Marquis pour faire plaisir à don Manuel Flórez, qui était un saint homme, n’a pas voulu décompter les frais qu’il avait engagés, et a remis à sa sœur le total de l’héritage, c’est-à-dire, quarante et quelques milliers de douros, en croyant qu’il allait être employé dans des bonnes œuvres religieuses…. Qu’en est-il résulté ? Peu de jours après lui avoir remis cette fortune, ce voyou de Urrea lui a pris une obole de cinq milles douros… C’est ça : la comtesse est un ange, et parce qu’elle est an ange, on ne devrait pas la laisser aller en liberté. Moi je pense que les anges …
– Nous connaissions déjà ce coup des cinq mille douros –dit don Remigio, désireux de reprendre la parole-. Ce que vous ne savez pas c’est que, peu de temps avant que madame ne vienne à Pedralba, cet aventurier lui proposait un contrat pour ramener ici les cendres du comte de Halma, et il se chargeait de tout contre une autre remise de cinq mille douros.
– C’est un terrible coquin –indiqua Amador-. Le marquis dit, et il a raison : « Je donne mes intérêts pour cultiver la foi et développer la charité, mais non pour qu’un vaurien se moque de Dieu, de ma sœur et de moi. »
– C’est très bien dit –continua le curé, en reprenant la parole avec l’intention de ne plus la lâcher-. Eh bien moi qui, par une vieille habitude dialectique, vais toujours droit aux causes, et quand je vois un mal j’en cherche l’origine pour l’y attaquer comme fait Laínez avec les maladies, dans ce cas, ayant remarqué que les eaux sont sales, je vais à la source, et… en effet, là je vois… Enfin, messieurs, tout le mal que nous observons à Pedralba, provient des vices d’origine, de la défectueuse fondation. L’idée de madame la comtesse est belle, mais elle n’a pas su l’implanter. La première déficience, que je remarque ici, c’est qu’il n’y a pas de tête. Et cela est impossible. Pour que l’institution fonctionne et que se réalise le saint projet de la comtesse, il faut qu’il y ait à la tête de l’établissement un directeur, et pour qu’il ait beaucoup d’autorité, il faut que ce directeur soit un ecclésiastique. Je déclare que je n’aurais aucun inconvénient à remplir ce rôle, en dépit de l’énorme travail et de la responsabilité que cela entraîne. Je tenterais de donner une réalisation pratique et visible aux idées, aux sentiments élevés de charité de la sainte dame, et, modestie à part, je crois que je n’aurais pas trop de difficulté à y parvenir… Je rédigerais des constitutions, dans lesquelles les droits et les devoirs seraient clairement exprimés. Je tracerais une ligne entre le spirituel, prima facies, et le temporel, qui est secondaire… Je donnerais un nom à l’institut, en établissant un signe distinctif, qui pourrait être une croix ou plusieurs croix d’une couleur ou d’une autre, que je porterais cousues sur mon manteau…, et si ce n’est pas moi, qui que ce soit d’autre qui commanderait ici avec le titre de recteur, pasteur, gardien… Mais si c’est mon intention de convaincre notre amie de la nécessité d’une direction, il n’est pas bien, vous le comprenez vous-mêmes, que je me propose moi-même pour ce modeste poste. Et ce n’est pas par ambition, croyez bien que ce n’est pas par ambition ; en fin de compte, ce serait un sacrifice, et un grand ; mais nous en sommes là. De sorte que si madame, sur une inspiration divine, admet mes motifs et me désigne, je n’aurais pas d’autre solution que de baisser la tête, avec l’agrément de monseigneur l’Evêque, à moins que son Illustrissime ne croie pas utile de disposer de mon inutilité pour une paroisse de Madrid.
Tous manifestèrent leur accord avec des monosyllabes. Le visage de don Remigio lançait des étincelles.
3
– Eh bien, si monsieur le curé me promet de ne pas se fâcher –dit Laínez, après une pause, pendant laquelle il s’assura bien de ses idées-, je me permettrai de lui dire que si j’approuve l’idée d’une direction, car sans direction, ou appelons ça une tête, il n’y a rien, je ne suis pas d’accord pour que le directeur soit un prêtre. Qu’il y ait un ecclésiastique, ou deux ou vingt-cinq pour ce qui touche à la direction spirituelle, cela me paraît très bien. Mais, ou je n’ai pas compris de quoi il retourne, ou madame la comtesse a voulu fonder un institut hygiénique, à proprement parler, un sanatorium médico-chirurgical avec des finalités religieuses.
– Allons donc !
– Laissez-moi continuer. Secourir la pauvreté, soulager la douleur humaine, assister les malades, garder les fous, la pratique, pour ainsi dire, des œuvres de miséricorde, donne une importance démesurée à l’élément médico-chirurgico-pharmaceutique. Moi, je suis très pratique, je reconnais l’importance de l’élément sacerdotal dans un organisme de ce genre ; plus encore : je crois que cet élément est indispensable ; mais la direction, messieurs, je crois, tout en respectant l’avis de monsieur le curé, je crois, je pense…, qu’elle doit être confiée à la science.
– Allons, par le Ciel, ne soyez pas… !
– Permettrez-moi…
– Non, il ne s’agit pas de cela. Vous vous trompez sur les termes…
– Voyons, mon cher ! Je concède…
– La Science ! On serait jolis !
– Je concède…
– Mettons les choses au point, messieurs…
Et tous trois restèrent un moment à se couper la parole les uns les autres et à se lancer des bribes de phrases.
– Je concède –dit Laínez, parvenant enfin à terminer une phrase- que la piété, la foi, soient le cœur de cet organisme, mais il n’y a que la science qui puisse en être la tête.
– Par les cornes du diable ! Il faut quand même que je puisse en placer une –cria Amador, furieux, en voyant que don Remigio recommençait à parler et qu’il n’y avait pas moyen de l’arrêter-. Je peux ou non dire mon avis ? Parce que s’il n’y a que vous deux pour bavarder, moi je suis de trop ici…Eh bien, j’entre dans le jeu comme intermédiaire, et je dis que ces messieurs propinants, ne regardent que leur chapelle, chacun ne regardant que ses intérêts et son métier ; celui-ci, pour l’église, celui-là pour la Faculté. Eh bien moi je dis que ni l’une ni l’autre, saperlipopette ! et que la direction doit être administrative, oui, j’ai dit : administrative. Parce que ici la première chose est d’assurer la soupe pour tout le monde, et on n’assure la soupe qu’en travaillant la terre, et en sachant ensuite comment distribuer ce qu’elle produit entre cette bouche-ci et cette bouche-là. C’est bien que nous ayons l’élément chose…, la religion, bon ; l’élément machin…, la médecine, bon. Mais pour que tous les deux puissent s’accorder et vivre chevillés l’un à, l’autre, on a besoin de l’élément premier, qui est le travail, l’ordre, la prudence et la modération, le travail de la terre, et ça, ni l’Église ni la Faculté ne peuvent le faire.Ah ! Si vous n’arrachez pas son fruit à la terre, à force de la retourner, avec quels trucs allez-vous maintenir l’institution ? Et même d’où sortiront-ils ? A Pedralba, la première chose à faire c’est de remettre la propriété en état, car … Aujourd’hui le rendement est de quatre ; elle doit et elle peut donner quarante, et quand elle les donnera, ils pourront arriver les pauvres, les estropiés, les fous, les teigneux, les aveugles, pour qu’on les soigne tous. Tout le reste, c’est tourner autour du pot et vouloir commencer par la fin. La direction doit être agricole et administrative, et ici il n’y a pas d’autre pape de la campagne que votre serviteur, moi-même, et pour terminer, sachez que ce sont les vœux de monsieur le marquis de Feramor, d’après une lettre que j’ai ici et que je peux vous montrer.
Le médecin et le prêtre se turent un moment, comme écrasés sous le poids du dernier argument présenté par Amador ; mais l’astucieux don Remigio ne tarda à se reprendre, et avec de nouveaux et subtils raisonnements, il se mit à discuter de cette manière :
– Mais, mon cher Amador, ce n’est pas monsieur le marquis qui doit décider ! Je ne nie pas sa respectabilité, ni son autorité, ni l’excellence de ses désirs ; mais détrompons-nous : monsieur le marquis n’a pas voix au chapitre, et ne peut l’avoir, dans une affaire qui est de la seule compétence de madame sa sœur.
– Nous avons convenu, mon cher don Remigio –dit Amador-, que la comtesse est un ange…
– Un ange du Ciel…
– Ceux du Ciel, je ne sais pas ; mais ceux de la terre ont besoin d’un curateur. Laissons la très vertueuse, la très céleste doña Catalina livrée toute seule à ses dévotions et aux tendresses de son cœur, et dans deux ans, la propriété sera hypothéquée.
– Vous vous trompez, Amador. Madame sait s’occuper de ses intérêts.
– Mais madame ne laboure pas les champs, elle croit qu’en labourant le ciel, cela suffit, et le blé et l’orge, saperlipopette !, et les pois chiches et les pommes de terre, je ne crois pas qu’ils poussent au-dessus des nuages.
– Ils poussent aussi au-dessus, monsieur don Amador, et notre Père céleste, qui donne cent pour un, répand ses dons sur ceux qui l’adorent avec ferveur.
– Si je ne sème pas, je ne récolterai rien, même si je passe mes journées et mes nuits à enfiler des rosaires et des trucs. Don Remigio, toutes ces histoires de mysticisme ecclésiastique et de la très sainte foi catholique, c’est une très bonne chose, mais il faut du blé pour vivre. Messieurs, mettons-nous sur le plan du positif. Plaçons-nous sous l’éclairage qui veut que le premier des dogmes sacrés soit l’alimentation.
– Allons donc !…
– L’alimentation, j’y tiens, saperlipopette ! Dites-moi, là où il n’y pas de quoi se sustanter, qu’est-ce qu’il y a ?
-N’exagérons pas –répliqua Laínez, qui était resté silencieux pendant un long moment-. En reconnaissant toute l’importance de l’aspect administratif, je crois que la direction…, ne nous écartons pas du sujet, messieurs, je crois que la direction ne doit être ni agricole ni administrative. Ceci n’est pas une ferme.
– Moi, je dis que si, une ferme hospitalière et monacale.
– Ce n’est pas cela.
– Et même si cela’était –ajouta le médecin-, la direction doit être à la charge de la science, qui embrasse tout ; la science, messieurs, qui…
– Allez, ne nous cassez pas les pieds avec votre sempiternelle science ! Parce que, franchement, si dans ces choses vous nous mettez la religion sous la férule d’une écervelée comme la science, la religion devra s’abstenir et dire : « Débrouillez-vous. »
– Non, monsieur ; mais la science…
– En résumé –cria don Remigio, un peu agacé-, vous allez proposer à madame de vous nommer le chef absolu de Pedralba, avec autorité sur le directeur spirituel et tout ce qui respire.
– Oh, je ne viens pas ici travailler pro domo mea ! Mais si doña Catalina de Halma daigne prendre mon avis en considération, et après aviu instauré une direction scientifique, si elle me fait l’honneur de me désigner pour ce poste, je ne refuserai pas, non, certainement pas , ce serait pour moi un grand honneur d’assumer cette charge.
– Mais comme madame n’acceptera pas une telle folie, mon cher Laínez… Ne vous fâchez pas, je ne veux pas vous offenser…
– Du calme, messieurs, du calme –dit Amador, en remarquant chez Laínez des tremblotements de la petite moustache gominée, et chez don Remigio, une vertigineuse mobilité des yeux, des lunettes, du nez et des mains-, et puisque nous ne nous mettons pas d’accord, n’amenons pas à madame, au lieu d’un conseil sain et prudent, une question archi embrouillée.
– Notre ami Amador est dans le vrai –indiqua don Remigio, en retrouvant son habituelle placidité- ; la vérité, c’est que nous avons oublié le problème concret, sur lequel nous sommes d’accord, pour nous fourrer dans un problème constituant, que nous n’avons pas à résoudre ; au moins jusqu’à présent, l’illustre dame ne nous a pas consulté sur la manière d’organiser l’Institut de Pedralba. Sommes-nous d’accord sur le fait que nous devons lui conseiller l’élimination (je ne dis pas expulsion), l’élimination du refugié don José Antonio de Urrea ?
– Oui –répondirent les autres.
– Eh bien, il n’y a plus rien à dire. Je prendrai la parole au, nom de nous trois.
– D’accord.
– Et si au cours de la conférence, apparaît l’autre problème, le grand problème, nous en parlerons, nous en discuterons, chacun dira son avis, et que madame la comtesse décide. Il est regrettable que sur le grave problème de l’organisation, nous ne lui apportions pas une idée commune. Voyez-vous mêmes : aucun d’entre nous n’est ambitieux, et, pourtant, nous semblons l’être. Si chacun exprimait devant la fondatrice de Pedralba ses opinions de la manière que nous l’avons fait pendant le trajet, loin de l’éclairer, nous la remplirions de confusion, et nous troublerions la tranquillité de sa grande âme. Laissons-la, car elle seule, avec l’aide du Saint Esprit, sans écouter nos propositions radicales et un tantinet intéressées, doit arriver à la possession de la vérité. Les difficultés que la pratique lui auront offert, lui feront comprendre, même si l’Esprit Divin ne lui dit rien, la nécessité d’une direction masculine, et le caractère que cette direction doit avoir.
De si justes et intelligents propos furent très bien accueillis par les autres messieurs, et comme ils étaient à peu de distance du château, ils mirent un point final à leur conversation et s’approchèrent, le visage souriant, en voyant que la comtesse elle-même sortait pour les recevoir avec affabilité.
4
L’après midi, Urrea et l’aîné des Borregos labourèrent avec la charrue la terre de l’un des champs à ensemencer près de la maison. Nazarín et le cadet des Borregos arrosèrent les nouvelles plantations du jardin à la main, avec des seaux et des arrosoirs, et ensuite sarclèrent les platebandes, qui, à cause des arrosages abondants des jours précédents, avaient formé une croûte. Silencieux et attentif à son travail, le prêtre n’échangeait avec son compagnon que les mots strictement nécessaires. Ladislao avait été à la source de la colline pour rapporter le linge lavé par Aquilina, et les enfants, après que Halma leur ait fait la classe, étaient allés jouer avec les petits-fils de Cecilio dans le champ devant la maison d’en-bas. Dans la cuisine se trouvaient la comtesse, avec son tablier, en train de laver la vaisselle, quand Beatriz, qui s’affairait en haut, descendit pour lui annoncer l’arrivée des trois messieurs à cheval.
– Ah ! Je ne les attendais pas si tôt –dit la maîtrese de maison, se préparant à les recevoir dignement-. Ils arrivent comme s’ils venait pour me chapitrer ou me conseiller. Tu ne sais pas à quel propos ? Tu le sauras après.
Je suppose que cela doit être pour que nous admettions les trois petites vieilles malades de Colmenar, qui désirent venir à Pedralba. Je crois que nous aurons de la place, si je déménage dans la chambre d’ Aquilina.
– Il ne s’agit pas de cela : les trois petites vieilles arriveront lundi. Nous les installerons comme on pourra, jusqu’à ce que le maître maçon nous répare les pièces qui donnent au Nord. Nos trois amis viennent pour un autre problème, très délicat, certes, dont m’a parlé don Remigio avant-hier. Dieu veuille les éclairer pour qu’ils reconnaissent à quel point c’est injuste… Enfin, je ne puis rien te raconter maintenant ; c’est trop long.
La maîtresse de maison alla à la rencontre des voyageurs, et tous les quatre montèrent à la seule pièce de la maison réservée aux visites et même aux conclaves aussi solennels que celui qui se tenait ce jour-là à Pedralba ; en effet elle avait un lot de chaises pour six personnes, et un sofa qui de loin sentait le meuble ecclésiastique et capitulaire. La comtesse et les trois amis enfermés là, discutèrent et pérorèrent autant qu’ils voulurent, sans qu’en dehors de la pièce, on puisse entendre le moindre bruit, et il n’y avait personne non plus pour l’écouter. Au bout d’une heure et demi, plutôt plus que moins,, ils sortirent et s’en allèrent comme ils étaient venus. Personne ne sut de quoi on y avait parlé avec autant de discrétion, et aucun hôte de Pedralba, en dehors de Urrea, n’avait envie de savoir le pourquoi de cette réunion inusitée. Le soir, pendant le rosaire et le dîner, l’ex-noctambule remarqua les yeux très rouges de sa cousine. Sans doute, avait-elle pleuré. Après le souper, et quand tout le monde prenait congé pour aller chacun dans sa chambre, la maîtresse de maison dit à Urrea :
– Tu n’auras pas joui longtemps de la bonne commodité de la petite chambre dans la tour : toi et le père vous devrez vous en aller à la maison d’en bas, parce que nous avons besoin de loger ici trois vieilles femmes. On vous portera vos lits là-bas. Prends patience, Pepe. Pour cela et pour tout, je te recommande la patience, sans laquelle nous ne ferions rien de bon.
Et elle ne dit rien de plus ni lui ne s’enhardit pas non plus à dire quoi que ce soit, car quand il essayait, il avait un nœud dans la gorge. La maîtresse de maison, après avoir dit à chacun ce qu’il devait faire le lendemain, se retira. C’était Beatriz
qui devait exercer les fonctions de concierge cette nuit-là : fermer les portes et les fenêtres, éteindre les feux et les lumières, en prenant soin que tout le monde, une demi-heure après, soit entré dans sa chambre respective. En la suivant pour se trouver seule avec elle, Urrea put échanger quelques mots avec elle, au moment où elle verrouillait la porte du Nord, après avoir fermé le poulailler.
– Beatriz, au nom de tout ce que tu as de plus cher au monde, dis-moi de quoi sont venus parler avec ma cousine ces trois bandits.
– Mon Dieu, je ne sais pas !
– Si, tu le sais. Dis-le moi, par le Ciel.
– Tu as oublié l’une des principales règles que madame nous a imposées. Ici il est interdit de raconter ce qui se passe et ni de colpolter des on dit. Que chacun s’occupe à ses affaires, sans s’occuper de ce que diront ou feront les autres
– C’est vrai… Mais comme il s’agit certainement d’une conspiration contre moi, il faut que je me défende.
– Je ne sais rien, José Antonio, ne me pose pas de questions.
– Eh bien, dis-moi simplement une chose. Est-ce que ma cousine a pleuré ?
– Ça, je ne peux pas le nier, parce qu’on le voit bien à ses yeux.
– Et tu en sais la raison ?
– Oh, la raison !… Qu’elle ne peut pas faire tout le bien qu’elle veut. Son âme a de grandes ailes, mais la cage est petite… Et rien de plus. Silence, te dis-je, et retire-toi.
Le pauvre novice n’eut d’autre solution que d’entrer dans sa chambre de la tour, où il trouva Nazarín à genoux devant une statue du Crucifié. La petite lampe qui éclairait la pièce se trouvait sur le sol : comme les personnes présentes et les meubles extravagants étaient éclairés par en dessous, tout prenait un aspect sépulcral. A cause du profond abattement de son esprit, Urrea se crut dans un panthéon. Se jetant sur son lit, comme pour prendre la posture du sommeil éternel, et sans que l’apôtre ait terminé ses prières, il lui dit :
– Mon père, avez-vous remarqué les yeux de ma cousine ?
– Oui, mon fils –répondit le prêtre, toujours à genoux et tournant simplement la tête pour le regarder-. Madame la comtesse, notre reine, notre mère, hélas ! a beaucoup pleuré.
– Êtes-vous au courant du conciliabule ?
– Je sais que ces trois messieurs sont arrivés ensemble et qu’ils sont restés ici un bon moment. Comme cela m’importe peu et que ce n’est pas de mon ressort, je n’ai rien d’autre à dire.
– Je crois fermement qu’ils se sont réunis pour m’expulser d’ici, et qu’ils obéissent à des intrigues de mon cousin Feramor. Le cœur me le dit, la terre me le dit quand je la travaille, les troncs, quand je les frappe de ma hache ; les bœufs me le disent quand je leur mets le joug. Il ne peut y avoir d’erreur ; vivre au milieu de la Nature, entouré de solitude, vous rend devin.
– Si c’était vrai –dit Nazarín en se levant et en se dirigeant vers lui avec un geste affectueux-, si, en effet, pour un motif ou un autre, on t’ordonnait de partir de Pedralba…
– Je sais déjà ce que vous allez me dire… Que je m’en aille, c’est-à-dire que je meure.
– Nous sommes ici pour obéir, pour nous résigner, non pas pour avoir une volonté propre. Tu vois bien comme je fais : prends exemple sur moi.
– Mais, vous ne voyez pas que me lancer hors d’ici c’est me mettre dans les bras de la mort ?
– Pourquoi ? Dieu veillera sur toi.
– Et où irai-je, mon père ?
– Dans le monde, dans un autre endroit solitaire comme celui-ci, que tu trouveras facilement. Cherche-le car rien n’abonde autant sur terre que les endroits solitaires.
– Non, non ; moi, hors d’ici, je suis un homme fini. Halma doit comprendre que mon expulsion de Pedralba est mon arrêt de mort. Dites-le lui.
– Je ne puis dire cela à madame, ni rien. Pensionnaire comme toi, la règle m’interdit de parler au supérieur quand celui-ci ne m’adresse pas la parole. Je réponds à ce que l’on me demande, et rien de plus.
– Eh bien, moi je le lui dirai, je lui dirai de se méfier de ces gens infâmes…
– Ne dis pas de mal, ne dis pas d’injures, ne déteste personne.
– Ah ! Nazarín est un saint ; moi, je voudrais l’être, mais mon imperfection d’avant, celle qui existe là, dans les sédiments du cœur, ne me lâche pas.
– Parce que tu veux bien. Lute contre tes mauvaises passions, demande de l’aide à Dieu et tu seras vainqueur. C’est moins difficile qu’il n’y paraît. Si quelqu’un t’offense, pardonne-lui ; s’ils t’injurient, ne réponds pas par des injures ; et s’ils te blessent, résiste et tais-toi ; s’il te poursuivent dans une ville, fuis dans une autre ; s’ils t’expulsent, tu t’en vas, et où que tu sois, arrache de ton cœur le désir de vengeance pour y mettre l’amour de tes ennemis.
– Je ferai tout cela, car c’est beau; oui, très beau –dit Urrea, avec une légère inflexion ironique- ; mais avant d’adopter une vie aussi sainte, je veux m’en aller du monde avec une satisfaction : je couperai la tête de don Remigio, qui est l’âme de cet indigne complot.
– Mon fils, on dirait que tu es fou –lui dit Nazarín, en lui posant la paume de sa main sur le front brûlant du noctambule réformé-. Mais quelles idées absurdes te passent par la tête ! Tuer !
– Mais est-ce que eux, ne me tuent pas ?
– Te priver d’être ici, ce n’est pas te donner la mort.
– Je me la donnerai s’ils me chassent.
– Bah ! Tu es un enfant, mais je dois m’occuper de toi et j’essayerai que tu ne fasses pas de bêtises.
– Je ne peux pas, je ne pourrai pas vivre en dehors d’ici… Quand je sortirai, ou je me jetterai avec une pierre au cou dans le premier rivière que je trouverai, ou je chercherai un précipice très noir et profond qui voudra bien recueillir mes pauvres os.
Sa poitrine se gonflait. Une forte pression sur la cage thoracique l’empêchait d’expulser tout l’air absorbé par ses poumons avides. Il étouffait ; la voix lui manqua, et de sa gorge sortit un gémissement d’angoisse. A la fin, il éclata en larmes comme un enfant.
– Pleure, pleure tout ce que tu voudras –dit le petit prêtre de la Manche, en s’asseyant à ses cotés-. Ça, ça fait du bien. Les chagrins de l’enfance, avec les larmes sont réduits à néant.
– Ah, bienheureux Nazarín –s’exclama Urrea au milieu de sanglots, en lui serrant la main-, je suis très malheureux ! Reconnaissez qu’il n’y as pas de malheur plus grand que le mien !
– Eh bien, mon fils, tu te plains pour peu de choses. Tu étais plein de défauts, de gros défauts, toi-même tu l’as dit. Madame la comtesse a voulu te perfectionner et elle y est parvenue jusqu’à un certain point au-delà duquel elle n’a pas pu passer. Mais Dieu arrive ensuite pour compléter le travail, il te prend en main et il t’envoie des malheurs et des chagrins pour que, grâce à eux, tu puisses arriver à une régénération complète. Bénis la main qui te blesse, annule-toi, et tu sentiras dans ton âme un grand soulagement.
– Je ne pourrai pas…, je ne pourrai pas… -répondit José Antonio, en proie à une grande inquiétude nerveuse-. Vous, comme vous êtes un saint, vous voyez tout cela très facile…, et naturellement, parce que vous êtes comme cela, on dit que vous êtes fou… Vous ne l’êtes pas, je sais que vous ne l’êtes pas… Façonnez-moi à votre image et ressemblance, rendez-moi divin, et alors… ah !, alors, moi aussi, je pardonnerai les injures, et je bénirai la main noire de don Remigio, qui me blesse, la bouche sale de Laínez qui crache sur moi.
Et comme si on l’avait pincé, il bondit du lit, en criant :
– Je ne peux pas, je ne peux pas rester sur ce chevalet de torture… J’ai besoin de sortir, de respirer de l’air, de voir les étoiles…
– Sortir dans la campagne est impossible : la règle ne le permet pas, et, en plus, la porte est fermée.
– Eh bien, je veux sortir, courir…, voir le ciel.
– En ouvrant la fenêtre, tu le verras. Viens : le voilà. Comme la nuit est belle !
Tous deux contemplèrent un instant le firmament étoilé, et devant l’immensité muette, indifférente à nos malheurs, Urrea sentit grandir son immense chagrin. S’éloignant de la fenêtre, il dit, en soupirant :
– Père Nazarín, si vous m’aimez, parlez-en à ma cousine.
– Je ne puis lui parler de cela ni de rien d’autre. Que suis-je ici ? Rien, un triste réfugié. Je n’ai ni autorité, ni voix, ni opinion, et seulement dans le cas où madame me poserait des questions, je lui ferais connaître mon humble avis. Qualifié de dément, ils m’ont mis dans cette sainte maison, sous la protection de la sublime charité de la comtesse de Halma. Imagine s’il est possible que cette dernière demande conseil à un homme dont on croit l’esprit troublé et si moi, j’osais le lui donner, imagine le cas qu’elle ferait de moi .
– Catalina, comme moi, ne croit pas notre cher Nazarin souffre d’aliénation. Ce sont des vulgarités dans lesquelles un esprit supérieur comme le sien ne peut pas tomber. Elle sait que vous possédez la divine vérité et que votre voix est la voix de Dieu.
– Ne dis pas de sottises, Pepe. Résigne-toi à ce que le Seigneur disposera à ton égard. Ne lutte pas contre son pouvoir… livre-toi.
Urrea se jeta sur une chaise, en laissant tomber ses bras comme un homme fatigué de lutter.
– Quoique vous sachiez tout et que vous pénétriez tout –dit-il après un long moment de silence-, j’ai besoin de vous dire tout ce qu’il y a à l’intérieur de moi. Plus que par devoir, je le fais par nécessité, parce que mon cœur ne tient pas dans ma poitrine, parce que je vais étouffer si je ne raconte pas à quelqu’un mon chagrin, la cause de mon chagrin, et l’impossibilité de trouver une solution à mon chagrin.
– Eh bien, asseyons-nous ici, et raconte-moi tout ce que tu voudras, parce que si tu n’as pas sommeil, moi non plus, et ainsi, nous passerons la nuit.
Urrea parla tellement et tellement que quand il s’arrêta, déjà pâlissaient les étoiles et dans le ciel, se répandait la pure lumière du jour.
5
A neuf heures du matin, Halma et Beatriz, dans les chambres du haut, finissaient de coudre les draps et les édredons pour les lits des vieilles femmes qui bientôt entreraient dans la communauté de Pedralba. Ayant du temps devant elles, du travail entre les mains et sans témoin pour les intimider, elles parlèrent longuement.
– Donc, tu vois –disait la comtesse-, alors que je pensais que dans ce désert, les passions que nous avons laissées là-bas ne viendraient pas nous troubler, il ressort que la Société s’infiltre par tous les bouts ; alors que nous croyions être seules avec Dieu et notre conscience, le monde arrive aussi, arrivent aussi les intérêts profanes pour dire : « Je suis là, nous sommes là. Si tu vas dans le désert, nous te suivrons dans le désert. »
– Allons donc, vous parlez d’une manie que celle de ces messieurs ! -répondit Beatriz-. Quel mal leur fait le pauvre José Antonio ?
– Tout ce remue-ménage, en sont à l’origine mon frère et les autres personnes de la famille, qui ne voient jamais que le côté mauvais et grossier des choses humaines. Les âmes ont des yeux : il y en a d’aveugles, il y en a des myopes, il y en a de malades de la vue… Chez mon frère se réunit toute une société frivole et vaine. Je leur pardonne les mille choses ridicules qu’ils ont dites sur moi ; j’avais cru que jamais plus je n’aurais à penser à de telles méchancetés même pour les pardonner. Mon frère et ma sœur, je les plains d’ignorer que le mal ne prévaut pas toujours dans les âmes et qu’une conscience salie, peut se purifier. Ils ne sont pas croyants; ils parlent beaucoup de Dieu, ils admirent ses œuvres dans la Nature, mais ils ne savent ni les admirer ni les comprendre dans la conscience humaine. Ils ne sont pas mauvais, mais ils ne sont pas non plus bons ; ils vivent à ce niveau moral moyen auquel on doit toute la vulgarité et la fadeur de la société actuelle. À ces gens-là, fais-leur comprendre que notre pauvre José Antonio s’est amendé, que ce n’est plus l’homme d’avant, mais un autre. Un semblable prodige n’entre pas dans ces têtes bourrées de politique, de fausse piété et d’une morale pomponnée et jolie à l’usage de familles élégantes.
Avant de rapporter ce que dit Beatriz, il faut signaler que, comme la comtesse lui avait ordonné de la tutoyer, elle fit l’impossible pour lui faire plaisir, mais en n’y parvenant qu’à moitié. L’obéissance et le respect se bousculaient sur sa langue donnant lieu à des phénomènes très bizarres. Quand elles se trouvaient toutes deux à la cuisine ou en train de laver du linge, et que la conversation naissait à propos de n’importe quel sujet domestique, la femme du peuple tutoyait sans effort la dame noble. Mais quand elles se trouvaient à l’étage supérieur de la maison, et que la conversation tombait sur un point qui ne concernait pas les besognes journalières, elle n’arrivait pas à utiliser la forme familière, il faut le dire, et avec la meilleure volonté du monde, elle ne pouvait pas, Seigneur, elle ne pouvait pas.
– Et à cause des méchantes pensées des gens de Madrid –dit Beatriz-, il faudra que madame mette à la porte son cousin ! Quelle pitié, parce que le pauvre fait bien son travail, et il est si content de cette vie à la campagne.
– Le mettre à la porte ! Je n’y ai jamais pensé. Ce serait une cruauté ; je le défendrai tant que je pourrai, et je crois qu’ils se fatigueront plus vite de l’attaquer que moi de le défendre. Mais je présume, ma chère Beatriz, que cette affaire de mon cousin va occasionner quelque bouleversement dans notre île, si ces messieurs persistent à le désigner comme un danger pour moi et pour Pedralba. Je méprise l’opinion méchante et calomnieuse ; mais il se peut que celle qui s’est constituée à Madrid à mon encontre, parce que j’ai admis ici le pauvre Pepe, sera telle qu’il n’y aura pas d’autre solution qu’en tenir compte. Il pourrait arriver des évènements qui feraient échouer notre humble royaume parce que les autorités ecclésiastiques me retireront leur protection, en me laissant toute seule ; l’autorité civile me regardera aussi d’un mauvais œil, et adieu Pedralba, adieu notre heureuse solitude, adieu nos journées sereines consacrés à Dieu et aux pauvres !
– Cela est impossible –dit Beatriz, très convaincue-. Le Seigneur n’acceptera pas cela.
– Le Seigneur acceptera pour me donner une souffrance supplémentaire et finir de m’éprouver. Le Seigneur, qui m’a affligée, quand il en a eu envie, avec tant de malheurs, m ‘envoie maintenant le plus grand et le plus douloureux : mon honneur mis en doute, Beatriz, et …
– Ton honneur ! –s’exclama Beatriz en se dressant avec orgueil et employant pour la première fois le tu dans une affaire grave-. Non, je dis que c’est impossible et si l’honneur de la femme la plus sainte qui existe au monde ne brille pas comme le soleil, je dis que la Terre est devenue un Enfer.
– Du calme, du calme. L’Enfer est là où il était ; les gens frivoles et qui mentent, font aujourd’hui ce qu’ils ont toujours fait, et ma conscience, transpercée de part en part par le regard de Dieu, resplendit de bonheur devant tous les enfers et tout le mal venu et à venir. Voilà ce que je dis.
– Et moi –s’exclama Beatriz, en proie à une soudaine exaltation et en se levant- je dis que tu es une sainte et que, je t’adore !
Elle tomba à ses pieds comme un corps mort, et les baisa plusieurs fois.
– Lève-toi…, laisse-moi… Je n’aime pas ces manifestations –dit Halma-. Ecoute moi tranquillement.
– Je ne peux pas, je ne peux pas… L’idée qu’ils outragent ma reine et ma dame me rend folle !
– Sois calme et tranquille. Qu’est-ce que cela peut te faire ou me faire qu’on m’outrage ? Est-ce que Dieu aussitôt ne nous dédommage pas en nous donnant la joie de la souffrance, ce bonheur qu’ils ne connaissent pas ?… Laisse-moi continuer et que je finisse de t’expliquer la cause de mon trouble aujourd’hui.
– J’écoute –dit Beatriz en s’asseyant, mais sans reprendre la couture.
– Eh bien, si l’on réduit le cas de José Antonio à une pure question de conscience, je ne crains rien. Je suis innocente ; lui, aussi, et Dieu le sait. Je méprise les jugements de la frivolité humaine, et continue impavide mon chemin. Mais comme nous ne sommes pas libres, comme nous dépendons d’une autorité, de plusieurs autorités, si je retiens mon cousin à Pedralba, notre pauvre île religieuse, cette ville, ou plutôt ce village de Dieu, que j’ai eu tant de mal à fonder, est en danger. Voilà l’horrible conflit dans lequel je me trouve. Si Dieu ne daigne pas m’éclairer, je ne sais pas comment je vais le résoudre. .. C’est triste, très triste, que pour ne pas apparaître comme rebelle à l’autorité ecclésiastique, je doive donner le coup de grâce à un innocent et l’écarter de cette vie bénie… Il ne sera jamais juste ni charitable de l’expulser ; mais, hélas, je vais devoir lui exposer la situation et le supplier de nous quitter.
Toutes deux se turent, et les aiguilles recommencèrent à fonctionner, et les coups d’aiguilles de celles-ci et les soupirs des deux couturières semblaient continuer le triste dialogue. Rentrant en elle-même, la comtesse continua à raisonner de cette manière.
– C’est bien triste qu’on ne puisse trouver la paix même dans le désert. J’ambitionnais de me créer une petite société à moi, qui se consacrerait avec moi au service de Dieu ; j’avais envie de dire à la grande Société : « Je ne t’aime pas, je t’ai en horreur, et je vais fabriquer, avec quatre pierres et une douzaine de personnes, mon village idéal, avec mes lois et mes usages, le tout indépendamment de toi… » Mais c’est impossible. L’organisme total est si puissant qu’il n’y a pas moyen de s’y soustraire. L’Église, contre laquelle je ne ferai jamais rien même en pensée, ne me laisse pas agir dans cet humble recoin, où je m’enferme avec ma piété et l’amour de mes semblables. Pour rester en compagnie de mes frères, de mes fils, je dois transiger avec les lois du dehors, venues de là-bas, de l’ennemi du monde. Je le fuis et il me harcèle, il me suit dans ma Thébaïde, en me disant : « Même au plus profond de la terre, tu ne m’échapperas pas. » Que Dieu m’éclaire pour t’échapper, grande Société ! Qu’il me donne de la patience pour te supporter, si elle n’admet pas mon émancipation !
Une heure plus tard, alors que la maîtresse de maison se trouvait à la cuisine, elle continuait son monologue, et recouvrait lentement l’admirable calme de son esprit.
– Allez, c’est à mourir de rire. J’avais cru que mon île, cachée au milieu de ces broussailles, vivrait pauvre et obscure, ni envieuse ni enviée. Et maintenant, il se trouve que les ambitions humaines l’assiègent et la harcèlent. Ma pauvre île, si isolée, si retirée, et voilà que te sortent de partout des Sanchos qui veulent être tes gouverneurs[1] ! L’Église me demande la direction de cette humble communauté ; la Science, ne voulant pas être en reste, prétend aussi s’y glisser, et, enfin, …. L’Administration demande de nous diriger et nous gouverner. Et que vais-je faire avec des intrus aussi pressants ? Le Seigneur me dira ce que je dois faire, le Seigneur ne me laissera pas sans défense et hésitante au milieu de ce conflit. Obéissance, indépendance !… Oh, entre vous deux, que le Seigneur me dise comment je dois m’arranger !
Avant le repas, Beatriz, qui pendant tout son séjour à Madrid et depuis qu’elle était à Pedralba n’avait eu aucune attaque de son caractéristique mal spasmodique, et se croyant complètement guérie par un aussi long repos, en ressentit des signes ce jour-là, sans doute à cause des émotions violentes de son dialogue avec la maîtresse de maison. Cette dernière essaya de la tranquilliser, en lui affirmant qu’avec l’aide de Dieu, tout s’arrangerait ; pour qu’elle se distraie et calme ses nerfs excités par un exercice salutaire, elle l’envoya porter à manger à Urrea et Nazarín dans la forêt où tous les deux travaillaient. Aquilina, qui était celle qui devait faire cette commission, resta à Pedralba, et Beatriz, avec son panier sur la tête, se mit en route, contente de prendre l’air et de marcher dans la campagne.
L’après-midi, don Remigio arriva en se promenant ; il se montra plus aimable que jamais avec madame la comtesse, lui donnant des petites tapes sur l’épaule, en lui disant qu’elle ne s’inquiète pas de ce que les trois amis et voisins lui avaient dit le jour précédent ; qu’elle n’agisse pas avec précipitation à propos de José Antonio, et ne se fâche pas de devoir le congédier définitivement, parce que lui, don Remigio, avec toute sa prudence et son habileté, en l’invitant à une chasse à Torrelaguna ou à la pêche dans le Jarama, le convaincrait de la nécessité de présenter sa démission de pensionnaire de Pedralba… Et ainsi, il conciliait tout, évitant à madame le chagrin de le renvoyer… Et prenant résolument le ton badin, il sauta sur un autre sujet. Oh ! Cette histoire de la direction médico-pharmaceutique proposée par Laínez est un sottise fort amusante… Et puis, cette direction oratoire et bureaucratique, sortie tout droit de la caboche de don Pascual Amador ? Il avait bien compris que la comtesse se tordrait de rire, dans son for intérieur, en entendant de telles âneries. La direction religieuse, sur la base d’une parfaite concordance entre le prêtre et la fondatrice, allait de soi, et avec un tel organisme il n’était pas difficile de mener Pedralba sur de chemins glorieux.
Halma l’écouta avec bienveillance, sans rien manifester dans une affaire aussi délicate, et ils parlèrent ensuite des travaux d’installation, de ce qui n’avait pas encore été fait et de ce que l’on ferait bien vite pour compléter et parachever l’idée première. Don Remigio trouva que tout était très bien pensé, admirable, supérieur. Et comme la conversation était retombée sur Nazarín, il se rappela qu’il avait reçu une lettre pour lui.
– La voici –dit-il, en la mettant entre les mains de la maîtresse de maison-. Bien que vous et moi soyons autorisés à la lire, je vous la remets sans l’ouvrir. Il y a le sceau d’Alcalá, et elle doit être de ces pauvres infortunés de Andara et de Tinoco (le Sacrílego), qui sont en train de purger leurs peines dans la prison de cette ville. Sans aucun doute, les pauvres ! ils doivent l’appeler, et si cela dépendait de moi, je lui permettrais d’y aller et de les consoler, en leur donnant de la force et de la santé à leurs pauvres âmes. Mais je crains une réprimande de mon Supérieur si je consens à ce voyage, même pour quelques jours. Réfléchissez-y, cependant, et si madame la comtesse en prend l’initiative et en accepte la responsabilité…
La maîtresse de maison, refusa de se prononcer sur ce point, et puisqu’ils parlaient de Nazarín, tous deux le couvrirent d’éloges.
– Il est si humble –dit don Remigio-, et son comportement si exemplaire, son obéissance si absolue, que si cela dépendait de moi, je ne verrais aucun inconvénient à le déclarer guéri. Avez-vous remarqué, depuis qu’il est ici, quelque chose qui confirme ou corrobore le diagnostic de démence?
– Rien, monsieur don Remigio. Tous ses actes, son langage, sont d’une parfaite sagesse.
– Pas même un léger signe de dérangement, quelque chose qui indiquerait, pour le moins, une irrégularité dans l’idéation ?…
– Absolument rien.
– C’est bizarre. Il vit comme un saint, il n’occasionne pas le moindre trouble, il parle bien quand on l’incite à parler, il se tait quand il doit se taire, il obéit toujours, travaille sans cesse, et, pourtant…., je ne sais pas je ne sais pas… Laínez dit que son intelligence s’affaiblit peu à peu.
– Je ne le pense pas .
– La Faculté doit savoir ce qu’elle affirme. Si ce symptôme s’amplifie, il finira dans un état d’imbécillité… C’est Laínez qui le dit… Avez-vous remarqué quelques indices d’affaiblissement cérébral ?
– Aucun.
– Une difficulté à coordonner les idées, une lenteur pour les exprimer ?…
– Non, monsieur.`
– Lui parlez-vous souvent ?
– Très peu.
– Eh bien, il faut sonder cette intelligence en lui présentant des problèmes difficiles sous forme d’exercices. Comme cela on verra la vigueur ou la faiblesse de ses facultés. J’ai déjà employé ce procédé il n’y a pas longtemps avec un cousin à moi qui avait commencé à souffrir de troubles de l’esprit, et le résultat fut désastreux.
– Eh bien, dans ce cas, je pense qu’il sera flatteur. Mettez-le à l’épreuve.
– Que oui, que oui. Envoyez-le moi demain.
– Il ira ; mais… Si vous me permettez… -dit la comtesse de Halma, ayant subitement une idée.
– Oui ?
– Avant de vous l’envoyer là-bas je ferai, moi-même, un petit examen.
– D’accord. Et ensuite, c’est mon tour, et je serai dur, un examinateur implacable. Voyez : je lui proposerai, pour qu’il me les développe, les points les plus difficiles des Summas et des…
– Le pauvre ! Pas si dur…
– Comme il ne s’agit que d’une épreuve, on verra vite si son intelligence décline.
– Et même si elle déclinait un peu, à cause de l’âge, des ennuis, sa raison peut conserver toute sa clarté, et s’il en est ainsi, le supérieur devrait lui rendre les licences .
– Nous verrons. Je ne dis pas non …. Madame, au revoir.
– Don Remigio, grand merci pour tout. Ne voulez-vous rien prendre ?
– Oh, merci ! En dehors de mes heures, vous savez que je ne…
– Pas même un chocolat ?
– Oh, des friandises de vieillards ! Madame, nous, nous venons de la fournée moderne, de la Faculté de Droit…. Au revoir, il est tard. Reposez-vous.
– A votre service, monsieur le curé
6
Ils prièrent, ils dînèrent. Au moment de donner les ordres pour les travaux du lendemain, elle dit au bon don Nazario :
– Mon père, demain vous n’allez pas à la forêt , ni au pré, ni au jardin, je ne veux pas que vous remuiez des pierres ni que vous coupiez des troncs.
– Alors que ferai-je, madame ?
– Demain le corps se repose, et vous travaillez avec l’intelligence.
– Il faut que j’aille à San Agustín ?
– Non, monsieur. Vous allez bientôt passer un mauvais quart d’heure avec les Summas !…
– Alors…
– De neuf heures à dix heures, à l’heure où je termine mes tâches du matin, je vous attends là-haut, dans la pièce à couture, qui est pour le moment notre salle capitulaire.
– D’accord.
Le jour se leva, et Nazarín, après avoir rempli ses obligation de prières du matin, se lava et se fit une toilette soignée, en mettant ses vêtements de prêtre que don Remigio lui avait donnés. Lui, il disait, en distinguant avec sagesse entre une chose et une autre, que si au milieu du peuple et en menant une vie errante, il n’attachait aucune importance à son allure personnelle, en se présentant dans la pièce d’une dame aussi importante et sainte , appelé expressément par elle, il devait s’habiller de la manière la plus présentable, sans se départir de son habituelle simplicité. A neuf heures et demie pile, il se trouvait sur le lieu du rendez-vous. Sa disciple lui dit de l’attendre, parce que madame ne tarderait pas à monter, et quelques minutes après, doña Catalina entra. Cette dernière, à la grande surprise de Beatriz, lui ordonna de rester. Tous trois s’assirent. Une pause et une petite toux. Halma rompit le silence, en disant
– Père Nazarín, je vous appelle pour que vous me donniez votre opinion sur des choses très graves qui m’arrivent… ; non, qui menacent notre pauvre Pedralba. Nous venons à peine de naître, et il semble que nous soyons déjà menacés de mort. Je ne trouve pas la solution au conflit dans lequel je me vois ; mon intelligence est très limitée ; j’ai besoin d’aide, des lumières d’autres intelligences plus illustres que la mienne. J’ai besoin de votre conseil.
– C’est un immense honneur pour moi, madame la comtesse –répondit le pèlerin d’un voix grave, en restant dans une immobilité de statue-. J’estime votre confiance, et j’y répondrai en vous disant ce que je croirai opportun, juste et bon, conforme à la loi de Dieu. Dans ce cas, comme dans d’autres, de mes lèvres ne sortira que la vérité, la vérité telle que moi je la sens.
– Devinez-vous à propos de quoi je veux vous consulter ?
– Oui, madame. Ce n’est pas divination. J’en ai entendu un peu parler.
– Un terrible conflit.
– Pour moi, il ne l’est pas.
Autant de certitude déconcerta la maîtresse de maison, et franchement, dut l’inquiéter aussi un peu le fait que Nazarín, en se voyant demander conseil, n’ait pas commencé par un exorde de modestie, en s’appelant indigne et protestant, comme il est de rigueur dans des cas semblables, de son incapacité, etcetera…
– Parce que ce n’est pas une terrible conflit
– Je dis que je ne le considère par comme tel.
– Et cela fait deux jours que je demande en vain au Seigneur et à la très Sainte Vierge de m’éclairer pour le résoudre.
– Et ils vous ont éclairée, vous –dit Nazarín avec un aplomb qui déconcerta encore plus, la comtesse-. Et ils vous ont dit : « Dans ta conscience, dans ton cœur, tu as la clé de ce que tu appelles conflit et qui ne l’est pas. » Mais il est résolu. C’est évident comme la lumière ! Pardonnez-moi, madame, si je vous parle avec une fermeté que vous pourrez considérer comme arrogante et même irrespectueuse. C’est que, lorsque je crois posséder la vérité dans une affaire grande ou petite, je ne peux m’empêcher de la dire, pour que celui qui en a besoin, l’entende et la comprenne bien. Si vous n’avez pas encore vu cette vérité, il faut que je vous la mette devant les yeux. La voilà : expulser José Antonio ! Jamais . Le supplier qu’il s’en aille ! Non plus. Ce serait une cruauté, une faiblesse, un péché de barbarie presque homicide, que Dieu punira, en déchargeant sur Pedralba sa main justicière.
– Mais je ne veux pas qu’il s’en aille, non, non –dit Catalina, déconcertée devant l’énergie à laquelle elle ne s’attendait pas, sans doute, chez un homme aussi doux.
– Qu’il ne s’en aille pas, non –répéta à voix basse la nazariste, qui, assise sur une chaise basse, à l’autre extrémité de la pièce, écoutait et se taisait.
– Bien ; il ne s’en va pas –continua Halma-. Vraiment, ce serait injuste. Le pauvre se conduit bien, c’est un autre homme. Mais je continue à voir mon conflit,
monsieur don Nazario, parce qu’en gardant ici José Antonio, je contrarie les désirs de personnes très respectables, dont le courroux pourrait être fatal pour Pedralba. La bienveillance de ces personnes, qui sont presque des institutions pour moi, nous est nécessaire. Je vois difficilement comment on pourrait vivre en les ayant contre nous.
Madame peut mener à bien son projet caritatif à l’égard de notre brave Urrea sans que les personnes qu’elle considère comme des institutions aient à intervenir en rien dans les affaires de Pedralba.
– Mais, comment cela est-il possible ?
– II n’y a rien de plus simple, et c’est bizarre que vous ne le voyiez pas.
– Ce qui me semble très bizarre –dit Halma, agitée et nerveuse- c’est la tranquillité avec laquelle vous niez l’existence du conflit, sans donner de raisons pour que je voie facilelent faisable ce que je considère comme difficile, sinon impossible. J’attends de vous un éclairage plus lumineux pour me convaincre que le conseil que vous me donnez n’est pas, une vaine formule. Croyez-vous qu’il faut que je me fâche avec don Remigio ?
– Non, madame ; don Remigio est notre chef spirituel immédiat, et nous lui devons respect et soumission. Je ne dirai pas une parole offensante à son égard ; je le respecte beaucoup ; je suis sous son autorité, qui est paternelle et douce. Les autres ont moins d’importance pour moi… ; mais, enfin, je les respecte, et quand j’ai dit que le conflit se résoudrait facilement, je n’ai pas voulu dire que madame devait se brouiller avec d’aussi dignes personnes. Au contraire, vous pouvez continuer à entretenir avec elles des relations cordiales.
– Don Nazario –dit la comtesse, non plus agitée mais suffocant en se levant-, je ne vous comprends pas.
– Il semblait naturel que, en voyant ce mouvement d’impatience chez la maîtresse de Pedralba, Nazarín se trouble et s’excuse, considérant que le conseil était terminé. Il se leva aussi respectueusement, et avec un très grand flegme en touchant doucement l’épaule de la comtesse il lui dit :
– Restez calme. Nous n’avons pas terminé.
Une pause. Assis tous les deux à nouveau, on entendit encore une fois les petites toux, et Nazarín continua de cette manière.
– Je suis certain, absolument certain, que vous allez bientôt me comprendre. Vous vous dites à vous-même : « Mais, est-ce là l’homme qui allait par les chemins, errant, pieds nus, en vivant d’aumônes, pratiquant la loi de pauvreté donnée par le Christ ? Est-ce le même qui maintenant s’approche de moi, et qui me parle avec dureté, et me dis assieds-toi, comme il le dirait à un gamin de notre école ?… » Eh bien, je suis le même, madame. J’ai vécu d’aumône, d’aumône je vis. Je suis comme les oiseaux qui, libres, chantent, et en cage, aussi… Le milieu dans lequel on vit… et on chante… doit avoir un sens. Avant je chantais pour les pauvres, et j’étais comme eux, pauvre et humble ; maintenant je chante pour les riches, et je dois le faire sur un ton différent. Mais dans ce cas, comme dans l’autre, devant dire une vérité que je crois utile pour les âmes, la manière austère n’est pas de trop. Je faisais alors la même chose : Beatriz peut en témoigner. Il est vrai que vous êtes une personne importante et connue pour sa morale ; mais comme maintenant vous vous trouvez dans la situation de devoir prendre de graves décisions, moi, votre conseiller en ce moment, je dois me revêtir de l’autorité, et la même autorité que j’ai dû employer devant la pauvre femme ignorante et pécheresse.
– Vous me traitez, donc- dit la comtesse au comble de la confusion-, comme une pécheresse…
– Je sais bien que non ; je sais bien que vous êtes une personne vertueuse ; mais vous pourriez cesser de l’être, si vous ne preniez pas dès maintenant la décision de changer d’idées sur des points fondamentaux. Il faut que vous modifiez radicalement votre façon de pratiquer la charité et votre système de vie. Si jamais vous ne le faisiez pas, vous pourriez perdre votre tranquillité, et avec la tranquillité…, même votre moralité.
– Je ne vous comprends pas, je ne sais ce que vous voulez me dire –répliqua Halma, non plus inquiète, mais angoissées par les idées extraordinaires et inattendues que le mendiant errant se permettait d’exprimer-. Vous voulez dire, peut-être, que je n’ai pas su donner à mes projets de vie chrétienne la forme la plus acceptable.
– Non, madame, vous n’avez pas su.
– Vous le dites pour de bon?
– Comme je dis que depuis assez longtemps, madame vit dans une erreur lamentable…, mais depuis longtemps. Ne croyez pas que, prononcer devant vous la vérité que je sens, me fait mal. Au contraire, je suis heureux de la dire, et je la dirais même si je voyais que vous ne l’entendiez avec plaisir.
– Je vous assure que, en vérité…, je n’aime pas beaucoup ce que vous me dites… D’après cela, le chemin que je prends n’est pas le meilleur…
– C’est un bon chemin, et grâce à lui on peut parvenir à la perfection. Mais, vous, vous n’y parviendrez pas, non, madame.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est ainsi…, parce que votre chemin est autre…, et là, est votre erreur. Et j’arrive au bon moment pour vous dire : « Madame la comtesse, votre chemin n’est pas celui-ci, mais celui-là. »
7
Perplexe et ébahie Catalina entendit ces paroles qui, à son avis, au milieu des impressions de cet instant, détonnaient horriblement. Elle crut entendre une voix venue de très loin, et Nazarin se déformait dans son imagination et lui faisait peur. Présumant qu’il avait encore à lui dire des choses encore plus déplacées et étranges, elle se repentait de lui avoir demandé conseil, et désirait clore ce chapitre le plus vite possible. Beatriz, inquiète, ne quittait pas des yeux la maîtresse de maison, dont elle lisait l’effarement sur son visage expressif, et ne pouvant mettre en doute l’intelligence et la sincérité du maître, elle attendait que celui-ci explique ses vérités pour que l’illustre fondatrice se déride.
– Le chemin de la comtesse n’est pas celui-ci, mais celui-là –répéta Nazarín, et maintenant vous verrez comme je vais vite vous le faire comprendre. La première chose : l’idée de donner à Pedralba une organisation publique semblable à celle des institutions religieuses et caritatives qui existent aujourd’hui est une très grande sottise.
– Alors, quelle organisation aurais-je dû donner… ?
– Aucune.
– Aucune ! De sorte que, selon vous, le meilleur système… ?
– C’est le refus de tout système dans le cas concret de Pedralba et du vôtre.
– Et comment faut-il comprendre cette organisation… négative ?
– D’une manière très simple et qui n’est pas la désorganisation, loin s’en faut. La même chose que ce que vous essayez de faire ici au service de Dieu et des humbles sans défense, vous pouvez le faire, et vous le ferez mieux, en vous établissant sous une forme de liberté absolue, de sorte que ni l’Église ni État, ni la famille de Feramor, ne puissent intervenir dans vos affaires ni demander des comptes de vos actes.
– Eh bien, si vous me donnez la clé de cette organisation désorganisée et libre –dit la comtesse ironiquement, je vous déclarerai la première intelligence du monde.
– Je ne suis pas la première intelligence du monde, mais Dieu veut qu’à cette occasion je puisse dire des vérités qui dominent et captivent votre grande intelligence, en lui permettant de réaliser les buts que vous vous proposez. Vous n’avez pas compris le concept de liberté que je me suis permis de vous exposer. Nous savons bien que toute liberté entraîne un esclavage. Maintenant vous êtes esclave de la société. En vous émancipant de celle-ci, vous changerez la forme de votre liberté et aussi celle de votre chaîne…
-Monsieur Nazarín –dit Halma, en se levant pour la seconde fois, ou vous vous moquez de moi, ou…
– Laissez-moi continuer. Prenez patience. Faites-moi le plaisir de vous asseoir et d’écouter ce qu’il me reste encore à vous dire. Ensuite, vous suivez mon conseil ou vous le rejetez, à votre gré. A quoi pensiez-vous en créant à Pedralba un organisme semblable aux organismes sociaux que nous voyons ça et là détraqués, des machines usées et vieilles qui ne fonctionnent pas bien ? A quoi conduit cette idée que votre île ne soit pas la vôtre, mais la province d’une île totale ? A partir du moment où madame se met d’accord avec les autorités civile et ecclésiastique pour admettre tel ou tel malheureux, elle donne le droit aux autorités pour qu’elles interviennent, surveillent et prétendent diriger ici comme partout ailleurs. Dès que vous bougez, l’Église arrive et dit : « Halte-là », et arrive l’État intrus et il dit : « Halte-là ». L’une et l’autre veulent inspecter. La tutelle vous enlèvera toute initiative. Combien il serait plus simple et plus pratique, ma chère madame, de ne rien fonder, de vous passer de toute constitution et de tout règlement, et de vous constituer en famille, en maîtresse et reine de votre maison particulière ! A l’intérieur des frontières de votre maison, vous serez libre de protéger les pauvres que vous voudrez, de les asseoir à votre table, et de vous conduire selon les inspirations de votre esprit de charité et de votre amour du bien.
La comtesse, enfin, se taisait, et écoutait avec une profonde attention.
– … Et cette vérité une fois dite –continua Nazarín-, je vais en exprimer une autre, parce qu’il n’y en a pas qu’une qui doive vous guider sur le bon chemin : il y en a deux, ou trois peut-être, et puisque c’est à moi de les dire, j’irai droit au but sans m’inquiter de vous fâcher ou non. Même si je savais que je serais renvoyé de votre île, où je me trouve si bien, je ne tairais pas les vérités qui me restent à dire. Nous y allons. Madame la comtesse est jeune, et dans sa vie relativement courte elle a souffert plus que d’autres dans une longue vie ; en peu de temps, elle a subi, oui, de grandes épreuves et des souffrances. Elle a vu très tôt sa jeunesse flétrie par des désaccords avec sa famille ; elle a vu mourir sur des terres lointaines l’époux qu’elle adorait ; elle a souffert ensuite des contretemps, l’indifférence, des chagrins… Son âme, dégoûtée des choses de ce bas monde, s’est tournée vers Dieu ; elle a aspiré à lui appartenir complètement, elle a pensé qu’elle devait consacrer le reste de ses jours à la mortification, à l’ascétisme, à la charité… Parfait. Tout cela c’est très bien, et je loue ces aspirations qui démontrent la grandeur de son esprit. Mais je dois vous le dire franchement, que j’y vois une grave erreur, madame, parce que la sainteté dont vous rêvez depuis que vous avez perdu votre époux, vous n’y parviendrez pas par ces moyens. L’ardeur de la vie mystique vous ne l’avez que dans votre imagination, et cela ne suffit pas, madame la comtesse, parce que vous seriez une mystique rêveuse ou imaginative, et non pas une sainte comme vous le souhaitez et comme tous nous voulons que vous le soyez.
Halma voulut dire quelque chose, mais elle ne put ; elle avait la gorge nouée.
– … Il arrivera un jour, si madame ne prend pas une autre voie, où tout ce mysticisme se transformera en un nid de passions, qui pourraient être bonnes, et qui pourraient aussi être mauvaises. Cessez d’aspirer à la sainteté par ce chemin, et dépêchez-vous de suivre celui que je vais vous proposez. Qui vous a conseillé de renoncer à toute affection terrestre et de vous consacrer à l’amour idéal, à l’amour pur des choses divines ? Sans doute, ça été notre bon don Manuel Flórez, homme très bien, mais qui vivait dans la routine et prenait toujours les chemins battus. Le vertige social, au milieu duquel avait vécu notre sympathique don Manuel, ne lui permettait pas de voir bien les complexions humaines, ni la physionomie particulière de chaque âme, ni les caractères ni les tempéraments. J’ai eu la chance d’y voir plus clair, quoique tard, à temps, sans doute car le Seigneur m’a éclairé pour que je vous sorte du marais dans lequel vous vous êtes mise. Non, la vie ascétique, solitaire, consacrée à la méditation et à l’abstinence, ce n’est pas pour vous. La maîtresse de Pedralba a besoin d’activité, d’occupation, de travail, de mouvement, d’affection, de vie humaine, enfin, et dans celle-ci elle peut arriver, sinon à la perfection, parce que la perfection nous est interdite, du moins à une telle somme de mérites et de qualités, qu’il n’y aura personne sur terre qui la dépasse et que vous serez la joie de Dieu qui vous a créée.
Doña Catalina, toute rouge, lançait des flammes de ses joues.
-… Vous n’obtiendrez rien par le côté purement spirituel ; vous aurez tout par le côté humain… Et il ne faut pas mépriser ce qui est humain, madame, parce que nous mépriserions l’œuvre de Dieu qui, s’il a fait nos cœurs, est aussi, le créateur de nos nerfs et de notre sang. C’est un homme qui ne connaît ni l’adulation ni la peur qui vous le dit. Je ne suis rien, et si parfois je n’étais pas l’organe de la vérité, mon existence aurait peu de valeur. Aux pauvres, je leur dis de supporter et d’espérer ; aux riches, de protéger le pauvre ; aux méchants qu’ils reviennent à Dieu par le chemin du repentir ; aux bons, de vivre saintement dans les lois divines et humaines. Et à vous, qui êtes bonne et noble, et vertueuse, je vous dis de ne pas chercher la perfection dans le spiritualisme solitaire, parce que vous ne la trouverez pas ; car votre vie a besoin de l’appui d’une autre vie pour ne pas chanceler, pour marcher toujours bien droite.
Catalina de Halma, en entendant ce mot d’appui d’une autre vie, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Nazarín se leva ; elle aussi, les yeux épouvantés, le visage tout rouge :
– Ce que vous voulez me dire –murmura-t-elle, en contractant ses doigts, coemme si elle voulait en faire une serre aiguisée-, ce que vous me proposez c’est … de me marier !
– Oui, madame, cela même : que vous vous mariez.
La comtesse lança un cri guttural, et portant la main à son cœur, comme pour contenir un éclatement, elle tomba sur le sol en proie à d’horribles convulsions.
8
Beatriz courut à son secours, la prit entre ses bras. Nazarín la regardait impassible. Dans son évanouissement, au milieu de phrases inintelligibles, doña Catalina prononça clairement ces mots : « Il est fou, et il veut me rendre folle. »
Nazarín sortit de la salle capitulaire, où Beatriz, aidée d’Aquilina qui était accourue promptement, essayait de ramener l’illustre dame à son état normal. Il avait suffit de dégrafer son gilet et de lui mouiller les temps avec de l’eau froide pour que Halma se revienne à elle, et de nouveau seule avec la nazariste, il se passa plus d’un quart d’heure sans qu’aucune des deux ne dise un mot pour ou contre le très singulier conseil de l’apôtre mendiant.
Catalina, en proie à une intense langueur, fut la première à rompre le lourd silence avec cette question :
– Et quand je me suis évanouie, n’a-t-il pas dit autre chose ?
– Non, madame, rien d’autre.
– N’a-t-il pas dit la troisième vérité…, que je dois me marier avec José Antonio ?
– Je n’ai rien entendu de tel.
Halma resta comme engourdie sur le sofa et alors que Beatriz la croyait endormie, voilà que notre dame se lève, très nerveuse, et que, trahissant une grande agitation dans ses paroles et ses gestes, elle dit précipitamment :
– Beatriz, cet homme est un saint, cet homme est le juste, le missionnaire de la vérité, l’émissaire du Verbe Divin. Sa voix m’apporte la volonté de Dieu, et je me prosterne devant elle. Cette idée de me marier me trottait dans la tête, sans oser entrer dans mon esprit, parce qu’il était occupé par les mille artifices de ma vanité de sainte imaginative et de mystique visionnaire… Il m’a dit la grande vérité, qui a mis du temps à s’emparer de mon esprit, abruti par les idées routinières dont je le remplis et le bourre depuis quelques temps. Où est ton maître ? Je veux le voir. Je veux qu’il me parle à nouveau et qu’il me confirme ce qu’il m’a dit avant.
Toutes deux sortirent.
– Il est là-bas –signala Beatriz, après avoir exploré depuis une fenêtre la campagne solitaire de Pedralba-. Il se promène sous le mûrier.
Elles y coururent, et s’agenouillant devant lui, Halma lui dit :
– Mon père, jamaisje n’ai jamais entendu une vérité aussi grande et aussi claire. Vous m’avez révélée à moi-même. J’étais comme le ver qui s’enferme dans le cocon qu’il tisse. Vous m’avez sortie de ma propre enveloppe. Un sentiment existait en moi, dont je me rendais à peine compte : tellement il était caché, le pauvret, dans un coin de mon âme. La voix du bon père l’a fait bondir, et le coquin a grandi d’un coup… Oh, quelles vérités j’ai entendues de cette intelligence souveraine ! Toute seule, en vain je demanderai de la sève et de la chaleur au mysticisme. Accompagnée, j’aurai quelqu’un pour me défendre, pour m’aider, nous serons deux en un seul pour continuer notre sainte œuvre. Je ne fonde rien, je ne veux pas de communauté constituée de mille petites formules qui seraient autant de brèches par lesquelles entreraient le curé et le médecin et l’administrateur pour inspecter mes actes. Mon île n’est pas, ne doit pas être une institution à l’image et à la ressemblance de l’État. Que mon île soit ma maison, ma famille. Mon mari et moi nous y sommes les maîtres et agissons, en toute liberté, selon la loi de Dieu.
– Regardez-le, regardez-le –dit Nazarín, en signalant un point au loin, ou l’on voyait une couple de bœufs et un laboureur derrière-. Voilà l’homme, le cœur grand et beau, l’être que vous, avec votre charité, mal comprise par notre bon Flórez, et reniée par votre frère, vous avez sorti de la misère et de l’abjection. Je l’ai sondé. J’ai vu son âme devant moi, claire et évidente. C’est un homme bon, et il sera un excellent maître de Pedralba.
– Nous vous bénirons, mon père, vous le saint, le juste, celui qui voit et qui découvre tout.
-Je ne suis rien de tout cela –répliqua notre prêtre de la Manche, refusant de se laisser baiser les mains et l’obligeant à se relever-. Madame à genoux devant moi ! Il ne manquait plus que cela ! Je ne suis ni saint ni juste, ma chère dame, mais un pauvre homme qui, grâce à Dieu, a su voir ce que personne n’avait vu : que madame aime son cousin, qu’elle l’aime d’amour, peut-être depuis le jour où il était venu vers elle, comme un vrai débauché, avec l’intention de lui demander l’aumône.
– C’est vrai, c’est vrai… Et moi qui avais pensé l’éloigner de moi ! Quel égarement ! J’étais arrivée à croire que la sécheresse de cœur est la première marche pour monter vers ces saintetés dont j’avais rêvé… Avec ma sainteté, j’étais comme une gamine qui a une robe toute neuve. Et le pauvre José Antonio qui brûlait d’affection pour moi, que j’interprétais comme le signe d’une reconnaissance très vive ! Je me doutais bien qu’il devait s’agir de quelque chose d’autre ; mais ma stupidité était si grande, qu’en voyant ce sentiment, j’y jetais de la terre, toute cette matière inerte, que je sortais de la fosse mystique dans lequel je voulais m’enterrer.
– Et maintenant, madame la comtesse, maintenant que les grandes vérités sont sorties, avec l’aide lumineuse de Dieu, de l’obscurité où elles se cachaient, allez à la maison, vaquez à vos occupations habituelles, et laissez-moi le soin de mettre Urrea au courant de ce bonheur, parce que si je ne lui communique pas d’une manière graduelle, il se pourrait qu’une joie soudaine lui produise une commotion trop forte et dangereuse.
Halma ne fut pas longue à lui obéir, et elle s’en alla avec Beatriz à ses besognes domestiques, qui ce jour-là, lui semblèrent plus agréables que jamais. Et l’homme de la Manche prit pas à pas le sentier qui conduisait au champ que le noble Urrea était en train de labourer. Le brave laboureur, en le voyant arriver, lui fit un grand salut, en levant plusieurs fois son aiguillon, et quand il le vit à portée de voix, il n’osa pas lui poser des questions, si grande était sa peur, sur ce qu’il désirait si ardemment savoir. Les bœufs à l’arrêt, Urrea resta immobile comme une statue. Les pieds dans la glaise, la main gauche sur le mancheron, tenant dans la main droite l’aiguillon, il était une belle représentation de l’Agriculture, sculptée en terracotta.
– Mon fils –lui dit Nazarín-, je ne sais si les nouvelles que je t’apporte te sembleront satisfaisantes. Ne te réjouis pas d’avance.
José Antonio pâlit.
– Mon fils, si tu n’étais pas si niais, tu comprendrais que les nouvelles que je t’amène sont entre les deux plutôt bonnes.
Le visage du laboureur devint tout rouge.
– Madame la comtesse ne veut pas tu t’en ailles de Pedralba. Mais…
– Mais, quoi ?
– Mais … le problème est qu’elle ne trouvait pas la manière de te retenir. A la fin, je lui ai donné une petite formule ou recette pour résoudre le conflit et éviter les intrusions probables de don Remigio, de Laínez et Amador. On va changer radicalement le régime de Pedralba. Tu comprends ?
– Je ne comprends rien.
– Parce que tu es très sot. Bon, mon fils, j’ai convaincu madame la comtesse…, je te le dis ?, qu’elle doit parachever la grande œuvre de ta rééducation, je te le dis ?…, en se mariant avec toi. Tu le crois ?
Urrea brandit l’aiguillon, et lui imprima un tel mouvement dans le trouble provoqué par l’heureuse surprise, que Nazarin aurait pu croire qu’il le traversait de part en part.
– Du calme, mon fils, ne fais pas de folies. Les choses vont là où elles doivent aller. Remercie Dieu d’avoir éclairé ta cousine. Elle comprend enfin qu’elle doit prendre le courant de la vie par son cours naturel. Sa décision résout d’une manière très naturelle toutes les difficultés qui avaient surgi pour gouverner cette île. Les maîtres de Pedralba ne fondent rien ; ils vivent chez eux et font tout le bien qu’ils peuvent faire. Tu vois à quel point c’est facile et simple ! Pour penser à cela, il faut l’intervention de l’Esprit Saint. Et, cependant, la grande intelligence de madame la comtesse de Halma, éblouie par ses propres splendeurs, ne voyait pas cette vérité élémentaire. Dieu a voulu que moi, un pauvre prêtre vagabond, prêche le bon sens aux esprits audacieux, aux âmes trop ambitieuses.
José Antonio serra Nazarín dans ses bras, et ne put exprimer sa joie que par des phrases entrecoupées :
– Moi aussi, moi aussi…. J’avais vu clair…, je ne pouvais pas le dire…, pas me le dire à moi… Je craignais de dire une sottise… Et cela ne l’était pas, par le Ciel, ce ne l’était pas ! La plus haute science ressemble à la folie ; la vérité de Dieu…, un non-sens pour les hommes.
– Maintenant, mon fils, continue ton travail, comme si de rien. Continue à labourer, labourer, car cela distrait, et en même temps que tu ouvres la terre, tu rends grâce à Dieu pour la bienfait qu’il vient de te faire. Ce bien si grand et si beau, tu ne le mérites pas.
– Je ne le mérite pas, non –dit Urrea avec émotion-. J’ai beaucoup souffert dans ce monde. Mais même si mes malheurs avaient été un million de fois plus grands, ma joie immense n’a aucune mesure avec eux.
– Travaille, mon fils, travaille. Et je te recommande autre chose. Ne vas pas au château avant la nuit…, parce que je suppose qu’on t’amènera ici à manger.
– C’est ce que je crois.
– Ne montre pas d’impatience, ne t’emporte pas, et quand tu verras ta cousine ce soir, sois calme et réservé… Toi…, tu te tais, jusqu’à ce qu’elle te parle. Et quand elle daignera t’exposer sa pensée, tu la remercies d’une façon tranquille et noble, en promettant de lui consacrer ta vie et tout ton être, et en lui faisant voir que tu ne crois pas mériter ce bonheur inouï qu’elle te donne… Allez, mon fils, à tes boeufs, et à ce soir… Avec ce sillon, tu écris dans la terre ta gratitude. Aime la terre qui nous nourrit tous et nous enseigne tellement de choses, et parmi elles, une , très difficile à apprendre. Je parie que tu ne sais pas ce que c’est. Attendre, mon fils, attendre. La terre veille à la maturité des choses, et nous la donne… quand elle doit nous la donner.
9
Ce dont parlèrent, ce soir-là, après dîner, la régente de l’île et le futur maître de Pedralba, ne figurent pas dans les archives nazaristes, d’où a été scrupuleusement tiré tout le matériel pour composer la présente histoire. Sans doute, après avoir rendu compte de la grave décision matrimoniale de la sainte comtesse, les chroniqueurs du nazarisme n’ont pas cru devoir s’étendre avec de plus amples développements narratifs sur un événement aussi considérable, ou ont considéré vides de tout intérêt religieux et social les paroles émues avec lesquelles les deux personnes donnèrent confirmation de leur dessein matrimonial. La seule chose que l’on trouve en rapport à ce fait, c’est l’annonce que José Antonio se prépara cette nuit-là même pour partir à Madrid le lendemain matin. Et un autre document nazariste corrobore que, en effet, il partit à cheval au lever du jour, et que Halma sortit pour lui dire au revoir et lui souhaiter un bon voyage, ajoutant quelques remarques qu’elle avait oubliées lors de leur conversation le soir précédent. C’est un fait irréfutable, dont feront foi, si cela était utile, des témoins oculaires, que déjà à cheval, le présumé gouverneur de l’île, alors qu’il étreignait la main de la comtesse, prononça ces mots :
– Je n’ai qu’un souci : que notre don Remigio, qui certainement sera au comble de la colère en voyant que la prébende de la Direction de Pedralba n’est pas pour lui, ne nous fasse des ennuis avec des délais et peut-être de sérieux obstacles. Je n’ai cessé d’y réfléchir cette nuit, et à la fin, ma chère cousine, ce qu’il en ressort c’est qu’il nous faut acheter sa bonne volonté.
– L’acheter !… Comment !…. Que veux-tu dire ?
– Tu vas voir. Je ne reviens pas de Madrid sans rapporter sa nomination pour l’une des paroisses de là-bas. C’est son rêve, son ambition, et si j’arrive à le satisfaire, l’homme est à nous maintenant et à jamais. J’ai pensé que personne ne peut m’aider dans cette demande aussi bien que Severiano Rodríguez, qui est, comme tu le sais, un ami intime de l’Évêque. Et comme Severiano et ton frère Feramor ont eu une formidable empoignade au Sénat, et que maintenant ils sont à couteaux tirés, j’espère qu’il m’appuiera avec intérêt, avec l’ardeur d’un sectaire. Il suffit de lui faire comprendre que le parlementaire et économiste anglais verra d’un fort mauvais œil ce qui, nous, nous plaît et nous est profitable. Crois-le, je vais labourer la terre de là-bas comme j’ai labouré celle d’ici, pour nous gagner la bienveillance du petit prêtre de San Agustín, qui est celui qui nous bénira. Laisse-moi faire, je saurai arranger l’affaire…, parole. Je ris déjà en pensant au tapage qui va éclater quand je vais leur annoncer la nouvelle. Cela fera l’effet d’une bombe ; d’ici, tu entendras la déflagration, et tu riras, tandis, que moi je ris là-bas, jusqu’à ce qu’arrive le jour, heureux où nous rirons ensemble.
Le premier jour de l’absence d’Urrea, la comtesse, dans un long et affectueux conciliabule qu’elle eut avec Nazarin, ainsi qu’il apparaît dans des documents d’indubitable authenticité, signala à l’apôtre combien il serait juste et humain de le déclarer guéri, lui reconnaissant l’entière jouissance de ses facultés intellectuelles. Si c’était à elle d’en décider, cela ne ferait aucun doute, car, quelle preuve plus évidente du parfait état cérébral de don Nazario que son incomparable conseil et avis dans l’affaire que Halma avait soumis quelques jours auparavant à son appréciation ?
Ce à quoi le pèlerin répondit sereinement que, se trouvant soumis à une observation par son supérieur hiérarchique, il n’y avait que celui-ci qui pouvait décider s’il devait ou non être réintégré dans ses fonctions sacerdotales. Il était certain qu’un bon rapport de madame la comtesse, à qui l’Église avait confié la garde du dément supposé, serait d’un grand poids et ferait autorité ; mais, selon l’avis de l’intéressé, ce rapport ne serait pas efficace s’il n’était pas précédé d’une intervention explicite de son supérieur immédiat, le curé de San Agustín. L’apôtre ajouta que sa plus grande joie serait qu’on lui rende ses licences pour pouvoir célébrer le Saint Sacrifice, et si on lui accordait la liberté, il irait sans tarder à Alcalá de Henares, où ses chers fidèles, le Sacrílego et Andara, supportaient les rigueurs de la Loi. Cela dit, sa patience de s’épuisait jamais, et il attendrait tranquillement, décidé à ne pas jouir de la liberté tellement souhaitée, tant que celui qui devait la lui donner, ne la lui donnait pas.
Avec don Remigio, la comtesse parla aussi de cette affaire, n’obtenant de lui que de vagues promesses d’étudier le cas, et le soumettant, en outre, au diagnostic médical de Laínez. Elle fit part aussi au curé et au médecin de son projet de mariage, et il n’y a pas de mot pour décrire la surprise, la stupeur de ces très dignes personnes et du voisin propriétaire de la Alberca. Don Remigio ne cessa, durant tout le trajet de Pedralba à San Agustín, de se signer de haut en bas.
José Antonio resta cinq jours à Madrid, et il revint le matin du sixième, heureux et triomphant, car il avait bien réglé toute la paperasserie que la célébration du mariage exigeait. Et quand il racontait à sa cousine le scandale qu’avait produit dans la famille l’annonce de son mariage, il était intarissable. Au début, ils avaient cru que c’était une blague ; convaincus, à la fin, que c’était vrai, une pluie de plaisanteries saignantes tomba sur les solitaires de Pedralba. La moins offensante était la suivante : « Catalina avait emmené Nazarin pour le soigner, et celui-ci l’avait rendue plus folle qu’elle ne l’était. » Halma et Urrea firent ce qu’ils avaient annoncé avant son départ : passer des bons moments à rire de tout ce tapage à Madrid, qui certainement ne leur causerait plus aucune inquiétude ni souci. A ce moment survint notre brave don Remigio, et Urrea alla droit vers lui, et le serrant dans ses bras à l’étouffer, il lui dit :
– Mes félicitations à l’illustre curé de San Agustín à qui ses supérieurs ont rendu justice en lui donnant une charge à la hauteur de ses immenses talents et ses éminentes qualités.
Don Remigio ne comprenait pas, et l’autre, le serrant à nouveau dans ses bras, dut lui expliquer la chose clairement.
– Sachez que j’ai apporté votre nomination…
– Pour une paroisse de Madrid ?
– Cela a été impossible, parce qu’actuellement, il n’y a pas de place vacante, mon très digne ami et chapelain ; mais monsieur l’Évêque, avec qui un ami à moi a parlé de vous, en vantant vos mérites, m’a affirmé que vous irez promptement à Madrid et que, en attendant, pour qu’un homme aussi plein de qualités et de savoir ne vive pas oublié dans ce trou, on vous nomme économe de Santa María, à Alcalá.
– Santa María, à Alcalá ! –s’exclama don Remigio, comme en extase. Tant sa nouvelle affectation lui paraissait magnifique et enviable.
Et une étreinte plus suffocante que les précédentes scella l’amitié impérissable entre le bon prêtre de San Agustín et l’insulaire de Pedralba.
– Et que puis-je faire pour vous démontrer ma reconnaissance, monsieur de Urrea ? Que peut faire ce modeste curé ?…
– Ce modeste curé n’a rien d’autre à faire que de nous conserver sa précieuse amitié, que nous estimons tellement. Et avant de remettre la paroisse à celui qui vient vous remplacer, bénissez-nous.
– Tout de suite…, je veux dire, demain, après-demain. Je suis aux ordres de madame doña Catalina, que je ne dois plus appeler comtesse de Halma.
– Ce sera après-demain, monsieur don Remigio –dit Halma-. Et il y a encore une chose que je dois mériter de votre bienveillance : n’oubliez pas notre cher Nazarín.
– Comme je dois allez à Madrid pour voir mon oncle, là-bas je ferai un rapport favorable. Mais c’est évident qu’il a toute sa tête ! Une intelligence lumineuse comme le soleil. N’est-ce pas, madame ?
-C’est ce que je crois.
– Je n’ai pas d’inconvénient à le déclarer guéri, sous ma responsabilité, certain que monsieur l’Évêque confirmera mon avis, et s’il veut venir avec moi à Alcalá, je l’emmène, oui, je l’emmène, et je lui donnerai une modeste chambre dans ma très modeste maison.
– Nous nous en réjouissons et nous le regrettons –affirma la dame de Pedralba-, parce la compagnie de notre bon don Nazario nous est agréable au-delà de toute expression.
– Il viendra nous voir –dit Urrea-. Et parfois nous aurons aussi ici monsieur don Remigio. Ce n’est plus une institution religieuse ni bénéfique, il n’y a ici ni règles ni réglementation, il n’y a d’autre loi que celle d’une propriété privée. Nous nous gouvernons tous seuls et nous gouvernons notre chère île.
– C’est comme cela que cela doit être… et ainsi, vous n’aurez pas de casse-tête, ni à supporter les impertinences de voisins intrus, ni l’ingérence de la direction de l’Assistance Publique ou de l’autorité ecclésiastique. Maîtres chez vous, vous faîtes le bien selon votre libre volonté, en n’en rendant compte qu’à Dieu… C’est ce que j’ai toujours dit, c’est la vérité simple, élémentaire !… Allons ! À après-demain d mon église, à l’heure que ces messieurs dames voudront.
Après avoir décidé de l’heure, don Remigio monta sur son bidet et piqua des deux. L’animal devait partager la joie inquiète de son maître, parce que d’un trait, il l’emmena au village voisin.
Dans la note d’un fort curieux document nazariste qui mérite d’être conservé comme une relique, il est dit que le jour même du mariage, le petit prêtre de la Manche partit de San Agustín, sur l’ânesse du grand don Remigio. Il prit affectueusement congé des maîtres de Pedralba et de Beatriz, qui pleurait comme une Madeleine en le voyant partir, et prenant la route vers le bac de Algete, il traversa le Jarama, cheminant sans arrêt, au pas mesuré de son ânesse, jusqu’à la très noble ville d’Alcalá, où il pensait que sa présence serait de grande utilité[2].
F I N
Santander – San Quintín octobre 1895.
[1] Voir Vie de l’ingénieux don Quichotte de la Manche, 2ème Partie, chap. 42 à 53.
[2] Voir L’Ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche …














